Antoine Assaf, géopoliticien franco-libanais, qui s’est rendu récemment au sud-Liban, nous éclaire sur les enjeux du conflit en cours dans la région1.
Propos recueillis par Betrand de Lesquen
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L’armée israélienne a mené fin septembre des frappes d’envergure au Liban qui ont tué le chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, et achevé de décapiter et de désorganiser la milice chiite longtemps présentée comme un adversaire compliqué pour Israël. Quelles conséquences cela peut-il avoir pour l’État hébreu ?
Depuis le 7 octobre et le massacre perpétré dans les Kibboutz du sud d’Israël, le principal objectif de Tsahal était d’éradiquer la milice du Hamas. La réaction du Hezbollah avait été de soutenir le Hamas à partir du Sud-Liban par des tirs de roquettes et de missiles sur la région nord de la Galilée qui ont provoqué l’exode de plus de 60 000 israéliens. La grande majorité des Galiléens réclamait une opération militaire contre le Hezbollah pour retrouver leur foyer. Tsahal a attendu de pratiquement terminer son opération à Gaza pour pouvoir se consacrer à une nouvelle opération contre le Sud-Liban et le Hezbollah. Sa réponse a été foudroyante.
Après l’attaque contre le système de communication du Hezbollah censé protéger celui-ci des infiltrations du Mossad (attaque qui a fait plus de 4 000 blessés), Israël a liquidé une partie de son arsenal et toute sa direction avec, en point d’orgue, son chef dans le bombardement du QG de la milice dans la banlieue sud de Beyrouth.
Par cette opération, Tsahal a atteint un but de guerre annoncé par Netanyahou. Israël va désormais mieux maîtriser sa frontière nord. Sur le plan politique, Netanyahou répond aux demandes des Galiléens d’assurer leur sécurité et leur retour dans leurs foyers.
Quelles sont les conséquences de cette nouvelle donne pour le Liban ?
Le Hezbollah maîtrise la vie politique et l’armée libanaises depuis 2006. Son affaiblissement peut d’abord contribuer à renforcer le rôle de l’armée libanaise dont les Américains, et même les Israéliens, pourraient favoriser le redéploiement notamment dans le Sud, à la frontière. Le Hezbollah imposait ensuite l’élection de présidents alliés à sa cause, comme le général Aoun, et bloquait l’action de tout gouvernement qui n’obéissait pas à sa stratégie. Sa fragilisation va, à minima, faciliter l’élection d’un nouveau président de la République qu’il bloquait depuis plus de deux ans, et entamer la domination qu’il exerçait sur les autres communautés du pays.
Quelles sont les conséquences pour l’Iran dont le Hezbollah est l’un des mouvements satellites les plus puissants ?
L’Iran a perdu avec Hassan Nasrallah un chef fidèle totalement dédié à sa cause au Proche-Orient. L’affaiblissement du Hezbollah, qui était le front avancé de l’Iran à la frontière avec Israël, perturbe toute la stratégie iranienne fondée sur le fameux axe de la résistance qui va du sud de l’Irak au sud de la Syrie, du Liban et du Yémen. Un changement de stratégie s’impose dès lors aux autorités iraniennes. Fin septembre, le président, Masoud Pezeshkian, a déclaré que le Hezbollah ne pouvait pas « rester seul » face à Israël, une manière de marquer les limites de son allié et d’esquisser un pas vers une autre voie qui pourrait favoriser une négociation sur le nucléaire et la levée des sanctions économiques contre l’Iran.
Et ce, même si les chefs religieux continuent officiellement à encourager le Hezbollah et à appeler à la vengeance contre « l’entité sioniste ». De ces deux postures, il me semble que c’est la posture diplomatique et juridique qui commence à dominer parmi les gouvernants iraniens.
Qu’est-ce que le Sud-Liban aujourd’hui et à qui appartient-il ?
Le Sud-Liban est une des régions les plus riches du pays. Elle culmine dans les hauteurs du Golan et dispose d’un littoral de 40 km sur les 221 km de l’ensemble de la côte libanaise. Officiellement, le Sud-Liban appartient à l’État libanais. Il est, depuis mars 1978, sous la « protection » permanente de la Force intérimaire des Nations unies au Liban (Finul) dont la mission est d’assurer la bonne exécution des résolutions de l’ONU et surtout la plus urgente, la résolution 1701, qui exhorte Israël et le Liban à œuvrer en faveur d’un cessez-le-feu permanent et d’une solution politique à long terme… Toutefois, en dépit de ce dispositif, c’est le Hezbollah qui domine, dans les faits, la situation sur le terrain. Il n’y a pas de partition officielle mais le Hezbollah, installé dans pratiquement toute la région depuis le retrait, en mai 2000, de l’armée israélienne décidé par l’ancien Président et ministre de la Défense Ehud Barak, contrôle absolument tout en matière politique, économique, sociale et sécuritaire. La milice chiite, surarmée, a imposé à la Finul de ne pas patrouiller dans le périmètre de ses bases et dispos d’une franchise totale concernant son arsenal militaire et sa libre circulation. Certains soldats de la Finul ont payé de leur vie le non-respect de cette clause d’autorité milicienne.
La présence de la marine américaine en Méditerranée et dans le golfe persique contribue-t-elle, selon vous, à éviter une escalade notamment régionale ?
La marine américaine dispose d’une telle puissance que sa mise en œuvre, depuis la Méditerranée et le golfe persique, suffirait à briser et à annihiler l’axe de la résistance iranien que j’ai évoqué qui n’est pas, rappelons-le, mobilisé uniquement contre Israël mais aussi et surtout contre les Etats-Unis pour lesquels l’État hébreu a toujours constitué la 51e étoile du drapeau national. C’est conscient de cette réalité qu’Anouar El Sadate avait décidé de signer les Accords de Camp David avec Israël le 17 septembre 1978. La présence de la flotte américaine a clairement l’objectif d’éviter l’embrasement de toute la région dans une guerre totale avec Israël et la protection de l’État hébreu dans le cas d’une attaque conjuguée de tous les alliés de l’Iran.
Cette dissuasion maritime assurée par la marine américaine confirme, s’il en était besoin, la puissance de la mer dans la géopolitique…
Bien sûr et cela depuis des siècles, depuis l’apparition des premières escadres. Pour revenir à notre époque contemporaine, la présence de la flotte américaine en Méditerranée et dans la région du Proche-Orient n’est pas chose nouvelle. Elle remonte aux années 50 avec, déjà, pour les Etats-Unis, l’objectif d’assurer à leurs alliés une protection maximale. En 1958, par exemple, l’intervention de la marine américaine et le débarquement de plusieurs milliers de Marines au sud de Beyrouth, dans le cadre de l’opération Blue Bat, avait contribué à préserver le régime pro-occidental du Président maronite Camille Chamoun de l’effondrement face aux pressions de l’Égypte socialiste et panarabe de Gamal Abdel Nasser soutenue par l’Union soviétique. Les Etats-Unis sont clairement ce que l’on appelle une thalassocratie, c’est-à-dire une puissance qui domine les autres par sa maîtrise des océans. Cette suprématie leur est aujourd’hui contestée par la Chine qui a, bien sûr, compris l’importance de contrôler la mer pour dominer le monde. Pékin se construit à marche forcée une marine de guerre avec pour ambition d’être en 2049, à la date anniversaire des cent ans de la proclamation de la République populaire de Chine, LA thalassocratie du XXIe siècle. L’issue de cette rivalité maritime et donc stratégique, est le grand enjeu de ce nouveau siècle.
Le Hezbollah pourrait-il encore, comme l’ont fait les Houtis, s’en prendre à des navires américains ou d’autres marines alliées ?
J’en doute aujourd’hui. La stratégie du Hezbollah ne peut être qu’une stratégie de guerre asymétrique. Il n’a les moyens que d’attaques partielles, de déstabilisations ponctuelles et de discours de rhétoriques enflammées pour exciter sa base et donner l’illusion à sa population de résister contre l’ennemi historique traditionnel qu’est Israël qui, depuis plus de 70 ans, gagne toutes les guerres qu’il mène car le principe de Tsahal est clair : la première guerre perdue signera la fin de l’État d’Israël !
- Antoine Assaf est écrivain, philosophe, docteur d’état de la Sorbonne, ancien auditeur de l’IHEDN (55 SN). Il est l’auteur, entres autres, de l’ouvrage « Les racines de l’islam radical », Prix Vauban (Editions Eyrolles, 160 pages, 12 euros).