Les enjeux de la coopération militaire franco-britannique pour l’industrie de défense européenne

Depuis la signature du traité franco-britannique de Dunkerque en 1947, et surtout depuis la mise en place d’un système de sécurité et de défense élargi durant les années qui ont suivi (Pacte de Bruxelles en 1948, Traité de l’Atlantique Nord en 1949, Traité sur l’Union de l’Europe Occidentale en 1954), la France et la Grande-Bretagne ont été au cœur des développements dans le domaine de la défense de l’Europe. Ces deux Etats tirent cette position d’un passé prestigieux partagé, d’abord empreint de rivalité, puis finalement marqué par un certain niveau de collaboration, essentiellement depuis l’Entente cordiale de 1904. Cet héritage historique a pour conséquence une certaine similarité entre les deux pays au niveau des budgets de défense, qui, si on les cumule, représentent près de la moitié des dépenses militaires de l’Union européenne (UE). Il est donc logique que chaque rencontre ou sommet bilatéral entre les dirigeants des deux pays touchant de près ou de loin la défense et la sécurité européenne suscite de nombreuses attentes, craintes, ou encore espérances. Le sommet du 2 novembre 2010 durant lequel MM. Nicolas Sarkozy et David Cameron ont engagé leur pays dans une coopération militaire et nucléaire n’a pas échappé à cette habitude. Les partenaires européens de la France et de la Grande-Bretagne se sont en effet montrés tantôt frustrés, tantôt heureux de la relance de la coopération franco-britannique.

Les enjeux de la coopération militaire franco-britannique  pour l’industrie de défense européenne

Le 2 novembre 2010, le Président français Nicolas Sarkozy et le Premier ministre britannique David Cameron ont en fait signé deux traités. L’un porte sur une coopération en matière de sécurité et de défense, l’autre sur une collaboration limitée dans le domaine du nucléaire. Le premier traité vise à établir un « partenariat » à long terme entre les deux pays, au niveau de la défense et de la sécurité, dans de nombreux domaines, de la conception de matériel à l’envoi d’une force commune dans des conflits de haute intensité. Schématiquement, trois pôles de coopération peuvent être distingués dans ce premier document. Il s’agit des pôles « opérations et formations », « équipements et industries » et « cyber-sécurité et lutte contre le terrorisme ».

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Le premier de ceux-ci a pour objectif la mise sur pied d’une force expéditionnaire commune interarmées (CJEF), composée de deux contingents de 5000 hommes issus des trois composantes de l’armée, et d’une force aéronavale intégrée. La CJEF devrait être disponible pour des opérations strictement bilatérales, mais également dans le cadre d’opérations menées par l’ONU, l’OTAN ou encore l’UE. Plusieurs exercices conjoints ont eu lieu en 2011 et en 2012, le principal obstacle restant cependant de s’accorder sur la définition du concept d’emploi de cette force. Bien que Nicolas Sarkozy et David Cameron aient souligné la communauté d’intérêts et de valeurs de la France et de la Grande-Bretagne, il n’existe aucune garantie que, le cas échéant, les deux pays tomberont d’accord sur l’emploi de la CJEF.  Malgré l’entente affichée face à la crise libyenne, le risque de voir ressurgir des divergences diplomatiques à l’image de celle de 2003 au sujet de l’invasion de l’Irak pourrait rendre compliquée l’utilisation d’une telle force.

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Le problème est le même pour la force aéronavale intégrée qui aurait dû être opérationnelle pour 2020. La réalisation de cet objectif semble de surcroît de plus en plus compromise en raison de la configuration du futur porte-avions britanniques Prince of Wales. Les choix effectués par le gouvernement britannique, notamment au niveau des dispositifs de catapultage des aéronefs, ne devraient pas permettre aux appareils français de décoller du pont de ce bâtiment.  Ce simple fait porte un grand coup à l’interopérabilité franco-britannique dans le domaine aéronaval. Néanmoins, le 17 février 2012, à l’occasion d’une rencontre bilatérale, Français et Britanniques ont introduit l’idée subsidiaire de créer un groupe aéronaval conjoint comprenant des bâtiments des deux Etats.

Le second pôle, « équipement et industrie », concerne le développement de plusieurs projets tels qu’un plan de soutien franco-britannique pour l’entretien des avions de transport militaire A400M ou encore l’élaboration d’un démonstrateur de combat aérien. Le développement de la coopération au sujet des drones devrait également s’accélérer. L’utilité de tels équipements, tout comme le retard des européens en la matière, ont une nouvelle fois été démontrés lors des opérations en Libye. Il s’agit donc d’un point crucial du partenariat franco-britannique dans lequel les deux Etats semblent déterminés à accomplir des progrès. L’étude des risques techniques du drone MALE (moyenne altitude, longue endurance) « Telemos » a été confiée au début de l’année 2012 aux groupes Dassault Aviation et Bae Systems. Lors du sommet de février 2012, Nicolas Sarkozy et David Cameron ont également mis sur les rails le projet d’un drone de combat « UCAV », dont un premier prototype devrait aboutir pour 2020. Les deux Etats poursuivent déjà chacun de leur côté l’élaboration d’un nouveau démonstrateur technologique. L’idée serait donc de rapprocher ces deux programmes afin de faire aboutir un démonstrateur franco-britannique.

Enfin, les forces françaises se sont montrées très intéressées par l’acquisition de plusieurs drones de reconnaissance Watchkeeper, développé par la branche britannique de Thales et le groupe israélien Elbit System. Cet engin pourrait servir, si les tests sont concluants, à la surveillance maritime. L’éventuelle utilisation du même engin par les forces armées françaises et britanniques est porteuse d’espoir en matière d’interopérabilité.

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Au niveau maritime, la coopération franco-britannique est également importante. Les deux partenaires ont réaffirmé leur volonté, en février 2012, de soutenir le développement d’un missile antinavires léger (ANL) par le missilier MBDA. Le coût de ce programme, qui s’élève à près de 200 millions d’euros, serait équitablement partagé par les deux Etats.  La France et la Grande-Bretagne se sont par ailleurs engagées dans une vaste opération de lutte contre les mines maritimes qui devrait débuter en 2013. En revanche, en ce qui concerne les sous-marins, le bilan est plus contrasté. La réalisation commune d’un nouveau sonar semble possible, mais la coopération dans ce domaine devrait se limiter à cet élément. Les deux partenaires se sont néanmoins mis d’accord sur le lancement d’un prototype de drone sous-marin qui pourrait jouer un rôle important dans la lutte contre les mines.

En ce qui concerne le pôle « cyber-sécurité et lutte contre le terrorisme », la collaboration franco-britannique semble avoir progressé depuis la signature des accords de Lancaster House au niveau de la cyberdéfense, c’est-à-dire la protection des systèmes d’information français et britanniques. Cette collaboration pourrait s’élargir à la lutte contre le terrorisme au travers d’un groupe bilatéral dédié à cette problématique.

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Quant au traité sur la coopération nucléaire, il vise essentiellement à développer des installations communes aux deux Etats. L’une d’elles, l’EPURE, se situera en France, et sera adjacente au site existant de Valduc. Elle serait utilisée pour la modélisation des performances des têtes nucléaires et des équipements associés. La construction de cette première installation ne devrait cependant aboutir qu’en 2016. Un centre de développement technologique « TEUTATES » sera localisé quant à lui en Grande-Bretagne, à Aldermaston. Ce site devrait accueillir dans le futur une machine radiographique franco-britannique. Pour les deux sites, toutes les mesures propres à préserver la confidentialité, la souveraineté et l’indépendance nationale sont prévues par le traité du 2 novembre 2010.

Sur un plan purement industriel, la coopération franco-britannique pourrait s’avérer fructueuse. Comme la guerre de Libye l’a démontré à maints égards, les européens souffrent d’un certain retard dans plusieurs domaines cruciaux par rapport aux Etats-Unis : le renseignement, le ravitaillement en vol, les drones, les munitions de précision, les porte-avions,… Selon toute vraisemblance, les accords de Lancaster House ont pour but de ramener à niveau la France et la Grande-Bretagne dans le domaine de ces « multiplicateurs de puissance », pour in fine atténuer la dépendance matérielle vis-à-vis de Washington. Objectif louable, certes, mais qui risque d’irriter fortement les partenaires industriels européens des deux Etats. L’Allemagne, l’Espagne et l’Italie pourraient se sentir totalement exclus, par exemple, du nouveau programme sur un drone de combat, alors que ces pays sont des pions importants sur l’échiquier de l’industrie de l’armement européenne. La probabilité que se développent alors plusieurs programmes rivaux serait d’autant plus élevée. Or, comme le démontre la lutte fratricide entre le Rafale français, le Gripen suédois et l’Eurofighter développé par la Grande-Bretagne, l’Allemagne, l’Espagne et l’Italie, aucun constructeur ne ressort gagnant dans ce genre de situation.

En dépit de nombreux obstacles techniques et politiques, une culture industrielle européenne tend à se développer dans le domaine de la défense et de l’armement. Cependant, il manque  de réelles avancées politiques vers plus d’intégration en matière de politique étrangère et de sécurité européenne. Or, sur ce sujet, la France et la Grande-Bretagne ne semblent pas s’accorder. Londres reste fidèle à son attachement à l’Otan, alors que Paris, malgré certaines ambiguïtés, persiste à se présenter comme le moteur de l’Europe de la défense (une constante depuis la présidence de Charles de Gaulle). Au lendemain des Accords de Lancaster House – que les Britanniques souhaitent strictement bilatéraux – la France a donc relancé ses partenaires allemands et polonais du Triangle de Weimar (1) qui pourrait s’élargir à l’Italie et à l’Espagne. Suite aux élections présidentielles, la nouvelle équipe gouvernementale semble insister dans cette voie. Au début du mois de septembre, Jean-Yves le Drian, le ministre de la Défense français, était en tournée à Bruxelles afin de relancer l’Europe de la Défense. La coopération franco-britannique devrait cependant continuer sur sa lancée, la volonté de la France étant désormais que cette collaboration soit compatible avec l’engagement européen. La parution d’un nouveau Livre blanc sur la défense, auquel sont associés des Britanniques, pour la fin 2012, devrait permettre de mieux comprendre la position française à cet égard.

En ces temps de crise, l’attention des Etats européens se détourne quelque peu de la défense européenne. Celle-ci est cependant à un tournant de son évolution. Soumise à la concurrence des nouvelles puissances mondiales, l’Union européenne doit pouvoir se doter d’instruments militaires propres afin d’appuyer sa politique étrangère qui repose essentiellement sur le soft power. C’est une tâche qui incombe à tous les Etats-membres de l’UE. Cependant, dans le contexte de crise actuel, force est de constater que les budgets de défense des Vingt-Sept connaissent un certain recul. Maintenir une coopération franco-britannique strictement bilatérale en dehors du champ communautaire pourrait donc nuire à l’Europe de la défense, et par conséquent à la place de l’UE dans le monde. La Grande-Bretagne et la France restent plus que jamais les maîtres du jeu. Espérons qu’ils ne fassent pas perdre l’ensemble de leurs partenaires.


(1) Coopération trilatérale entre la France, l’Allemagne et la Pologne instauré en août 1991.  

Guillaume Goessens est chercheur-associé au GRIP

Le Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité (GRIP), créé en 1979, est un centre de recherche indépendant reconnu comme organisation d’éducation permanente par le Ministère de la Communauté française de Belgique. Le GRIP a pour objectif d’éclairer citoyens et décideurs sur les problèmes souvent complexes de défense et de sécurité, et souhaite ainsi contribuer à la diminution des tensions internationales et tendre vers un monde moins armé et plus sûr en soutenant les initiatives en faveur de la prévention des conflits, du désarmement et de l’amélioration de la maîtrise des armements. Le GRIP est composé d’une équipe de 22 collaborateurs permanents, dont 14 chercheurs universitaires, ainsi que de nombreux chercheurs-associés en Belgique et à l’étranger.

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