Entretien avec Pierre Bahuhel, Directeur général de Mercator Ocean International

Pierre Bahurel

Entretien avec Pierre Bahurel, directeur général de Mercator Ocean International

« Nous construisons un océan numérique
accessible au plus grand nombre »

Propos recueillis
par Bertrand de Lesquen

Comment est né Mercator Océan International, pourquoi et avec quels objectifs ?

Notre discipline, l’océanographie opérationnelle est née de la conjonction de deux avancées scientifiques et technologiques majeures : observer les océans grâce aux satellites et aux bouées autonomes et savoir intégrer ces données d’observation dans des modèles numériques tridimensionnels de prévision océanique. La France est depuis longtemps en pointe dans ce domaine. Six acteurs majeurs – de la Marine, de la Recherche et du Spatial – ont créé Mercator Ocean International il y a une vingtaine d’années1 pour mutualiser les capacités opérationnelles dont ils avaient besoin pour leurs missions ou leurs travaux de recherche et pour les mettre à la disposition de tous les scientifiques. Notre nom vient de celui du cartographe flamand du XVIème siècle « Mercator » qui mit le monde en cartes et laissa son nom à l’une des projections les plus utilisées par les océanographes. Nous travaillons depuis longtemps avec des océanographes du monde entier2 et aujourd’hui nous sommes une organisation internationale avec dix associés en France, en Espagne, en Italie, en Norvège, au Royaume-Uni3. Nous savons décrire et prévoir les caractéristiques physiques, dynamiques et biogéochimiques des océans, en surface comme en profondeur. Nous prévoyons l’océan qu’il fera demain pour nos dix actionnaires et pour des grands programmes internationaux ou de l’Union européenne comme Copernicus. Nous construisons pour eux un océan numérique accessible au plus grand nombre, depuis un ordinateur ou un téléphone mobile sous une forme numérisée visualisable et téléchargeable.

Quelles ont été les premières réalisations de Mercator Ocean International ?

Nous avons publié nos premiers bulletins de prévision de température sur l’océan Atlantique au début des années 2000 avec une résolution au 1/3 de degré soit des mailles de 30km. L’actualité nous rattrape en 2002 lors du naufrage du Prestige qui déverse 10 000 tonnes d’hydrocarbures sur les côtes de Galice. Nos prévisions de courant nourrissent alors un système de Météo France qui estime la dérive de la pollution dans l’océan. Cette information s’est révélée primordiale pour mettre en place les mesures d’urgence qui s’imposaient et limiter les dégâts sur les écosystèmes marins et côtiers. Nos systèmes sont ensuite régulièrement améliorés et le 14 octobre 2005, Mercator Ocean International diffuse son premier bulletin océanique couvrant l’ensemble du globe au 1/4 de degré soit 25 km. C’est une brèche scientifique de premier plan : le savoir-faire scientifique se lit en temps réel, sur une carte tridimensionnelle, déclinée en température, courants, salinité, et animée des tourbillons d’un océan qu’on parcourt dans ses profondeurs, et dont on peut prévoir la dynamique. Aujourd’hui nos modèles globaux ont des résolutions au 1/12 de degré soit 5-7 km et même au 1/36 de degré soit 3 km à l’équateur.

En quoi le Programme Copernicus de l’Union européenne a-t-il été une étape stratégique en 2015 ?

En réalité, nous avons vécu une véritable décennie européenne à partir de 2009 pendant laquelle s’est déployée la dynamique du programme européen GMES (Global Monitoring for Environment and Security) renommé plus tard Copernicus, dont l’ambition était de doter l’Union européenne d’une capacité autonome en matière d’infrastructures d’observation spatiale et in situ, et de six services opérationnels de surveillance de la Terre dont un service de surveillance océanique. Nous avons travaillé à la préfiguration de ce service marin dès 2009 dans le cadre des projets de recherche « MyOcean ». Nous les avons pilotés en fédérant une communauté de soixante partenaires européens. En novembre 2014, nous avons signé le contrat de délégation de la Commission européenne pour concevoir et opérer jusqu’en 2021 le service marin opérationnel de l’Union Européenne, le Copernicus Marine Service. Ce service fournit en accès libre et gratuit à partir d’un portail web, des informations de base, fiables, scientifiquement qualifiées et mises à jour sur l’océan global et les mers régionales européennes, leur état physique et biogéochimique en surface comme en profondeur : température, courants, salinité, hauteur de mer, glace de mer, couleur de l’eau, chlorophylle, acidité… Cette délégation a signé la reconnaissance de toute la filière européenne de l’océanographie opérationnelle, entériné le succès de notre démarche collaborative et ouverte, et confirmé notre détermination à créer une nouvelle valeur de service.

Pierre Bahurel avec le Président Emmanuel Macron et l'ancienne ministre de la Mer, Annick Girardin, aux Assises de l'économie maritime à Nice fin 2021. DR
Pierre Bahurel avec le Président Emmanuel Macron et l’ancienne ministre de la Mer, Annick Girardin, aux Assises de l’économie maritime à Nice fin 2021. DR

Où en est le service à ce jour ? Pouvez-vous l’illustrer avec quelques résultats ?  

Notre mandat a été renouvelé en 2021 par la Commission Européenne. Aujourd’hui, le Copernicus Marine Service est un service opérationnel, ouvert et gratuit pour ses 40 000 abonnés et 440 000 utilisateurs dans le monde : scientifiques, services publics et commerciaux, entrepreneurs, industriels, agences nationales, universitaires, ONG, associations. Ce service est utilisé dans le monde entier pour répondre aux programmes de recherche en lien avec la protection de l’océan, le climat ou la biodiversité, pour contribuer à la mise en place ou au suivi des politiques environnementales, pour le développement des services de l’économie bleue (transport maritime, sécurité en mer, applications côtières, énergies renouvelables marines…). Le Copernicus Marine Service, c’est une centaine de produits océanographiques globaux ou régionaux dans le catalogue du portail, régulièrement mis à jour, ce sont des outils de visualisation utiles à tous les métiers, ce sont plus de 2000 heures de trainings réalisées dans les Etats membres de l’UE ou de tutoriaux en ligne, c’est un rapport annuel sur l’état de l’océan et sa synthèse édité depuis 5 ans, lu et utilisé par plus de 70 000 lecteurs, scientifiques et décideurs politiques dans le monde. Le Copernicus Marine Service offre un accès aux premiers indicateurs sur la santé de l’océan calculés pour chaque bassin océanique, comme leur contenu en chaleur, le niveau des mers ou encore leur acidité. Ce sont les premiers indicateurs de l’Union européenne utilisés pour répondre aux Objectifs de Développement Durable (ODD) des Nations unies, en l’occurrence pour répondre à l’ODD 14 conçu pour conserver et exploiter de manière durable les océans, les mers et les ressources marines. Le Copernicus Marine Service, c’est enfin la structuration d’une communauté solide d’experts européens qui travaillent avec nous depuis plus de dix ans au service de l’océan durable.

2022 est à nouveau une année clé pour Mercator Ocean International, pourquoi ?

Nous attendons depuis longtemps une « année bleue » qui fasse la différence en faveur de la protection et de la préservation des océans. Le One Ocean Summit qui s’est tenu à Brest en février 2022 l’a véritablement ouverte. C’est au cours de ce sommet que la France, l’Espagne, l’Italie, la Norvège, le Portugal et le Royaume-Uni ont signé la Déclaration de Brest, sous le haut patronage du Président de la République Emmanuel Macron, du ministre de l’Europe et des Affaires étrangères Monsieur Jean-Yves Le Drian et de la ministre de la Mer Madame Annick Girardin, avec le soutien de la Commission Européenne et de la Commission Océanographique Intergouvernementale de l’UNESCO. Cette déclaration engage ces six états à transformer Mercator Ocean International en Organisation Intergouvernementale centrée sur l’Europe et invite tous les Etats côtiers européens à la rejoindre, afin de développer le premier océan numérique mondial. Cette nouvelle organisation va considérablement renforcer le développement de nos capacités au service d’un océan durable. Avec son Pacte vert et sa Mission Océan, la Commission européenne travaille activement à une gouvernance internationale des océans. La connaissance en est un des principaux piliers. Les nombreuses menaces qui pèsent sur les océans mais aussi les nombreuses opportunités que ceux-ci nous offrent, ont un point commun : ils nécessitent tous un système d’information fiable, accessible et construit sur une base scientifique solide et transdisciplinaire. C’est tout le sens de l’océan numérique que nous avons commencé à construire avec le service marin de Copernicus. Il est urgent de doter l’Océan d’une institution dédiée, propulsée par des Etats européens, soutenue par l’Union européenne et reconnue par les Nations unies, qui fasse autorité en matière de prévision océanique, qui établisse les standards mondiaux de l’océanographie numérique pour en développer la prochaine génération : le jumeau numérique de l’océan.

Madame von der Leyen a annoncé la création du jumeau numérique européen au One Ocean Summit. Mais qu’est-ce qu’un jumeau numérique de l’océan, à quoi cela va-t-il servir et comment comptez-vous y travailler ?

Depuis vingt ans, nous sommes parvenus à créer des modèles numériques pour représenter l’état physique et biogéochimique dans le temps : passé, présent et futur proche. Un jumeau numérique se construit toujours sur une couche similaire de données. Le jumeau numérique de l’océan (ou JNO) combinera la modélisation océanique de nouvelle génération avec d’autres données scientifiques, économiques, statistiques, il combinera les techniques de l’intelligence artificielle, du machine learning et les moyens de calcul à haute performance, pour offrir une représentation cohérente, haute résolution, multidimensionnelle, multi-variable et en temps quasi réel de l’océan tout en privilégiant l’interactivité et le partage de connaissance. Cette « copie numérique » de l’océan sera accessible à tous. Elle permettra notamment de tester des scénarios et d’évaluer leurs impacts sur l’environnement, la biodiversité ou le climat ou encore l’efficacité des plans d’atténuation et d’adaptation. Les connaissances générées par le JNO fourniront aux décideurs politiques comme à la société civile et aux citoyens, des outils efficaces pour mieux comprendre l’océan et prendre des décisions éclairées. C’est un travail au long cours qui va nécessiter une très bonne collaboration européenne. Nous continuerons donc à travailler main dans la main avec la Commission européenne pour contribuer à son engagement exceptionnel, qu’est la « Mission Océan4 », avec une méthode éprouvée depuis les projets « MyOcean » : collaboration et cocréation. Nous avons déjà commencé à répondre à l’appel de Madame von der Leyen. J’ai mobilisé une soixantaine d’experts européens pour initier un programme d’action et une première feuille de route du JNO européen lors de notre tout premier Forum de l’océan numérique des 20 et 21 Avril 2022 au Ministère de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, dans le cadre de la présidence du Conseil de l’UE. Nous souhaitons également ancrer nos travaux au cœur de la Décennie des Sciences de l’Océan des Nations Unies pilotée par la Commission Océanographique Intergouvernementale de l’UNESCO, qui place la prévision océanique et l’océan numérique au cœur de nombre de ses objectifs.

1 Le CNES (Centre National d’Etudes Spatiales), le CNRS (Centre National de la Recherche Scientifique), l’Ifremer (Institut Français de Recherche pour l’Exploitation de la Mer), l’IRD (Institut pour la Recherche et le Développement), Météo France et le SHOM (Service Hydrographique et Océanographique de la Marine).

2 Comme GODAE: The Global Ocean Data Assimilation Experiment.

3 Fondation CMCC (Centro Euro-Mediterraneo sui Cambiamenti Climatici , CNR (Consiglio Nazionale delle Ricerche), Nansen Center, Puertos del Estado, UK Met Office

4 Une des cinq missions de l’Union Européenne, la mission « Restore our Oceans and Seas by 2030 »  

 

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Pierre BAHURELhttps://www.mercator-ocean.eu/
Directeur général de Mercator Océan International.

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