« Alors qu’elle peine sur terre, l’Ukraine obtient de véritables succès en mer Noire. » (entretien avec Aurélien Duchêne)

Après « Russie  : la prochaine surprise stratégique ? » publié en 20211 dans lequel il avait été l’un des rares observateurs à prédire l’offensive russe de février 2022 en Ukraine, Aurélien Duchêne revient avec un second ouvrage « La Russie de Poutine contre l’Occident »2 qui décrypte l’état et les objectifs de la Russie après deux ans de guerre. Explications.

Propos recueillis par Bertrand de Lesquen

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Quelle est, factuellement, la situation militaire en Ukraine à veille de cet hiver 2024 alors que les forces russes se rapprochent toujours plus de la ville stratégique de Pokrovsk, cœur logistique de l’armée ukrainienne ?

Les Ukrainiens se rééquipent grâce aux nouvelles aides occidentales, et désorganisent le dispositif russe avec leur opération à Koursk et leurs frappes en profondeur. Mais sur l’essentiel du front, l’avantage échoit toujours aux Russes qui progressent notamment dans le Donbass, fût-ce lentement et au prix de lourdes pertes. Aucune des deux armées ne semble aujourd’hui en mesure de l’emporter. Pour comprendre comment la Russie entend gagner la guerre et prépare déjà « l’après », mon livre détaille la transformation de son potentiel militaire.

Un navire exportant du blé ukrainien à destination de l’Égypte a été frappé début septembre par un missile russe en mer Noire ? Quelle est la situation dans cet espace maritime entre les deux belligérants ?

Alors qu’elle peine sur terre, l’Ukraine obtient de véritables succès en mer Noire. Elle y mène une véritable guerre navale asymétrique, qui lui a déjà permis de mettre hors de combat un tiers de la flotte russe3 alors qu’elle n’a elle-même plus de #otte de surface, et elle se perfectionne dans la conception et l’usage de drones navals et aériens. La flotte russe, qui ne peut recevoir de renforts puisque la Turquie a fermé les détroits, a replié une bonne partie de ses navires stationnés en Crimée ou opérant près du littoral. Si la Russie a conquis l’essentiel du littoral ukrainien et risque de le garder longtemps, elle est donc loin d’avoir transformé la mer Noire en « lac russe ».

Pour Vladimir Poutine, un feu vert des Occidentaux aux Ukrainiens pour des frappes dans la profondeur en Russie « changerait la nature du conflit » marquant « une implication directe de l’Otan dans la guerre », avec les risques d’engrenage que cela suppose. Comment analysez-vous d’une part cette déclaration et d’autre part les conséquences que pourrait avoir cette capacité donnée à l’Ukraine ?

Les dirigeants russes sont désormais coutumiers de ce type d’avertissements, et les Occidentaux ont pu voir à quel point les « lignes rouges » des Russes n’en étaient pas. L’opération à Koursk vise d’ailleurs aussi à inciter les Occidentaux à laisser l’Ukraine utiliser leurs missiles dans la profondeur du territoire russe, ce que les Français et Britanniques accepteront probablement4. Dans sa déclaration, Poutine reste ambigu. Cela dit, il pourrait bientôt juger nécessaire de « rétablir la dissuasion » en précisant ses menaces comme il l’a fait en révisant la doctrine nucléaire russe fin septembre, et l’on ne peut écarter différents scénarios d’escalade.

Dans votre dernier ouvrage, vous présentez la Moldavie comme une prochaine cible de la Russie. Cela ne supposerait-il pas toutefois une plus nette victoire de Moscou en Ukraine incluant notamment la prise d’Odessa pour lui ouvrir le chemin de la capitale moldave Chisinau ?

La Russie n’en a pas forcément besoin : elle a détaché la Transnistrie (région russophone de Moldavie orientale) dès 1992 en y soutenant des séparatistes, et y conserve depuis des troupes d’occupation. Elle remet ouvertement en cause la souveraineté de la Moldavie et pourrait reconnaître l’indépendance de la Transnistrie, ou même l’annexer au nom du « monde russe » dont j’explique, dans mon livre, l’importance pour l’impérialisme poutinien. La Russie devrait sinon accroître ses efforts de déstabilisation de ce pays pour torpiller son intégration européenne, jusqu’à y déclencher de nouvelles violences.

La thèse centrale de votre ouvrage est la programmation de Vladimir Poutine, des dirigeants russes, de la société russe pour une guerre contre l’occident. Pourquoi ?

Pour comprendre ce qui a conduit la Russie à une telle dérive, et ce qui nous attend. J’analyse comment le pouvoir russe s’est radicalisé, avec toute une partie de la population. Et j’étudie la manière dont le régime poutinien, avec le noyau dur de ses partisans, cherche à ancrer la société russe dans une confrontation toujours plus dure avec l’Occident, en quoi il s’agit d’un tournant durable, et en quoi cela crédibilise l’idée que le pays se prépare à un conflit direct.

Comment imaginer la Russie s’attaquer militairement à cette puissance qu’est l’Alliance atlantique dont l’article 5 prévoit qu’attaquer un de ses membres signifie attaquer tous les autres ?

Le risque n’est pas que la Russie envahisse l’OTAN, mais qu’elle veuille fragiliser ses fondements. Ceci passerait par des opérations tutoyant le seuil de l’article 5 sans le franchir, allant de campagnes de déstabilisation (sabotages, cyberattaques, troubles violents), à une opération militaire limitée, par exemple contre un pays balte. Le but : décrédibiliser les puissances occidentales qui n’oseraient pas entrer en guerre, et obtenir face à elles une victoire historique. Or les dirigeants russes pourraient sous-estimer le seuil à partir duquel les Alliés déclencheraient l’article 5. Je détaille de tels scénarios avec l’avis d’experts français et étrangers, ainsi que d’autres risques crédibles : escalade mal maîtrisée avec des erreurs de calcul de part et d’autre, escalade volontaire de la part d’un pouvoir russe jouant la stratégie du pire s’il se sent au pied du mur…

N’y aurait-il pas une autre lecture à faire que celle d’une confrontation écrite et inévitable entre la Russie et l’Occident ? Des accords avaient été finalisés pour un Conseil OTAN-Russie et pour une coopération UE-Russie dans des domaines clés. N’est-on pas, depuis, passés à côté d’une alliance vitale pour la stabilité de l’Europe et du monde ?

Cette confrontation n’était pas inévitable : un partenariat avec la Russie était possible, et les Occidentaux sont en partie responsables de son échec. Mais ce sont bien les dirigeants russes qui ont le plus sabordé les relations et les opportunités de rapprochement. Rappelons aussi que dès les années 1990, la Russie revendiquait pour sa « zone d’influence » des pays autrefois intégrés à l’URSS ou vassalisés par elle. Pour ménager la Russie, fallait-il refuser le souhait de nos voisins de rejoindre l’UE et l’OTAN ? La Russie a attaqué la Géorgie et l’Ukraine, dont la perspective d’adhésion à l’OTAN était bloquée pour ménager Moscou. Ce qui était inévitable, c’est bien la confrontation avec cet impérialisme refusant l’émancipation de pays autrefois dominés par la Russie, auquel celle-ci devra renoncer si elle veut reconstruire ses relations avec l’Occident.


  1. Réédition Librinova, 2022.
  2. Editions Eyrolles.
  3. Source : Centre de communications stratégiques des forces armées ukrainiennes (StratCom).
  4. Cet entretien a été réalisé le 25 septembre 2024.
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