« Les Occidentaux n’ont plus le monopole de la puissance. » – Entretien avec Hubert Védrine, ancien ministre français des Affaires étrangères

Ministre des Affaires étrangères de 1997 à 2002, sous la présidence de Jacques Chirac, Hubert Védrine suit avec régularité et acuité les affaires du monde. Il livre ici pour Marine & Océans son analyse sur l’origine et les conséquences du conflit russo-ukrainien(1). Entretien de Bertrand de Lesquen.

 

Quelles sont, selon vous, les causes réelles et profondes du conflit en Ukraine ? 

Elles sont à la fois anciennes et récentes, difficiles à démêler et supposent une vraie connaissance historique, si possible non manichéenne ! Même si l’indépendance de l’Ukraine, au moment de la dissolution de l’URSS fin 1991, a été reconnue par la Russie de Boris Eltsine, sous pression américaine, d’autant que les Ukrainiens renonçaient aux armes atomiques entreposées sur leur territoire, cette indépendance a été ressentie par beaucoup de Russes – et pas seulement par Vladimir Poutine ou les plus nationalistes – comme un déchirement. Après tout, Soljenitsyne avait eu sur l’histoire de l’origine du monde slave, de la Russie, de la Biélorussie et de l’Ukraine, des vues assez similaires (mais il repoussait avec horreur l’idée d’une guerre fratricide). Et, clairement, Vladimir Poutine n’a jamais totalement admis cette désagrégation de l’URSS qui, selon ses propres termes, avait abandonné 25 millions de Russes en dehors des frontières de la Russie. Mais il disait aussi, lors de son premier mandat, que celui (un Russe) qui voudrait reconstituer l’URSS « n’avait pas de tête ». En 2022, c’est un autre Poutine … Les vétérans de la guerre froide, comme Kissinger, ont d’ailleurs été très critiques dans les quinze premières années après la disparition de l’URSS, de la politique américaine trop désinvolte et triomphaliste envers la Russie (entre autres). Zbigniew Brezinski était même, à la fin de sa vie, opposé à l’intégration de l’Ukraine dans l’OTAN et préconisait une situation de neutralité avec double garantie. Mais en 2008 à Bucarest, l’OTAN, divisée, a pris la pire des décisions :  l’Ukraine avait vocation à entrer dans l’OTAN, mais pas tout de suite. Chiffon rouge pour la Russie et pas de garantie de sécurité pour l’Ukraine ! Je fais partie de ceux qui estiment – même si je ne peux pas le prouver – que l’engrenage qui a conduit à cette guerre aurait pu être évité par une politique occidentale plus intelligente avec la Russie, beaucoup plus inclusive dans les quinze premières années après la fin de l’URSS, et beaucoup plus dissuasive et ferme au cours des quinze dernières années.

Quels sont les objectifs de la Russie dans cette guerre ? 

On ne peut pas prendre au sérieux la rhétorique russe insensée sur la « dénazification ». Je pense qu’il y a eu une combinaison chez Poutine entre une pulsion historique nationaliste profonde : remettre l’Ukraine, ou au moins sa partie russophone, dans le giron russe et, peut-être, l’urgence à mettre un terme à la dangereuse contagion démocratique de cette Ukraine nouvelle en train de naître. Plus le désir de profiter de la faiblesse de l’Ukraine et de son manque de combativité, de ses divisions supposées, de la lâcheté des Européens et du désintérêt des Etats-Unis. Tous points sur lesquels Poutine, qui s’est auto-intoxiqué, s’est lourdement trompé, ainsi que sur l’état humain pathétique de son armée. Après avoir cru, selon de nombreux témoignages, qu’il pouvait régler l’affaire de l’Ukraine en 48 heures, Poutine a l’air de s’être recentré sur la maîtrise de l’Est du pays russophone – ce qui ne veut pas dire russophile ! Tout indique que ce conflit va durer, s’enkyster, sans vraie stabilisation, sans solution ni négociation : sur quoi porteraient-elles ? Poutine a besoin d’une victoire, ce que Zelenski ne peut pas admettre. Ce sera un considérable conflit gelé, bien plus perturbateur que les autres conflits gelés en Europe depuis la fin de l’URSS.

La prise éventuelle de tous les ports ukrainiens serait-elle tenable militairement et surtout politiquement pour la Russie ?

Pas sûr du tout. Cependant, l’armée et la marine russes vont évidemment tenter de contrôler tous les ports ukrainiens. C’est l’enjeu d’Odessa. Confrontée à une guérilla durable, la Russie pourrait-elle tenir ensuite ? Je n’en sais rien. Cela dépend de nombreux facteurs. Dans l’immédiat (1), c’est la question du blocage des ports qui se pose en priorité car l’exportation du blé ukrainien est vital pour une vingtaine de pays, notamment africains. Le secrétaire général de l’ONU, la Turquie (et d’autres pays) travaillent à la création d’une voie sécurisée pour sortir de la Mer Noire, mais cela suppose que les abords d’Odessa soient déminés, ce qui rendrait la ville vulnérable à une attaque maritime russe. Véritable casse-tête. La question de la Mer Noire est aussi importante que la guerre dans le Donbass. A la mi-juin, on en est là ! (1)

Dans une interview accordée fin mai à LCI, le ministre des affaires étrangères russe, Serguei Lavrov a déclaré : « (…)  La Russie empêche le développement d’un monde unipolaire que Washington a proclamé, avec l’assentiment de l’Europe ». Qu’en pensez-vous ?     

« Avec l’assentiment de l’Europe ». Cela se discute. Sinon, c’est une évidence. Les Russes veulent évidemment exploiter le fait qu’aux Nations Unies, une quarantaine de pays, représentant 60% de la population mondiale, n’a pas voulu condamner la Russie. Sans l’approuver, mais sans non plus soutenir les Occidentaux. Cette réapparition du « non-alignement » est le fait politique majeur de la période. Les Russes vont évidemment essayer d’attiser les pressions des pays africains menacés par ce chantage alimentaire médiéval en les poussant à faire pression sur les Occidentaux qui fournissent des armes aux Ukrainiens, lesquels vont essayer par tous les moyens d’échapper à ce chantage et de sortir le blé autrement. Cela sera débattu lors de la visite du président Biden en Europe fin juin (1).

Dans une récente tribune publiée dans le Figaro, Henri Guaino écrit : « Nous marchons vers la guerre (Ndlr, sous-entendu « mondiale ») comme des somnambules ». Est-ce le cas ?    

Je ne pense pas que nous marchions à une troisième guerre mondiale, ni que les dirigeants mondiaux actuels soient des somnambules. Mais c’est vrai qu’il y a eu des engrenages de décision inconséquentes et dangereuses, et que, par ailleurs, le président Poutine a pris une décision, évidemment tragique sur le plan humain et pour les Ukrainiens, mais en plus à terme catastrophique pour la Russie.

Quelles vont être les conséquences, à court terme, dans les mois qui viennent, de cette guerre pour la France et pour l’Europe ? 

Il n’y a pas pour le moment de conséquences spécifiques pour la France, sauf les mêmes que pour l’Europe : prix de l’énergie, etc. En ce qui concerne l’Europe, on constate après trois générations « bisounours » un réveil spectaculaire de l’esprit de défense (Allemagne, Danemark, Suède, Finlande). Les Européens, à travers leurs institutions, ont pris rapidement des mesures importantes pour soutenir l’Ukraine (aide financière, fourniture de certaines armes, accueil des réfugiés) et sanctionner la Russie. Les perspectives d’adhésion à l’Union européenne restant lointaines et floues, le président Macron a proposé que, sans attendre le résultat d’éventuelles négociations d’adhésion, une dizaine de pays dont l’Ukraine soient invités à participer sans délai, avec les pays de l’Union, à une « communauté politique ». Mais pour l’essentiel, pour le moment, c’est l’Alliance Atlantique et donc l’OTAN qui est renforcée spectaculairement par l’agression russe.

Quelles vont être les conséquences de cette guerre, pour la France, l’Europe, le monde, sur le plus long terme ?  

Le plus frappant et le plus révélateur de l’état réel du monde, est le fait que, à l’Assemblée générale des Nations Unies, une quarantaine de pays ait refusé de prendre parti, et donc, de condamner la Russie. C’est la réapparition d’une sorte de « non-alignement », de pays qui n’approuvent pas nécessairement Moscou, mais qui ne veulent pas avoir à soutenir automatiquement les Occidentaux. Or, ces pays représentent démographiquement 60% de l’humanité ! En témoigne par exemple la position de l’Inde, ou la politique turque et le rôle qu’elle essaye de jouer entre les Africains et la Russie pour obtenir une sortie sécurisée du blé ukrainien. C’est une réalité nouvelle lourde de conséquences que les experts avaient annoncé depuis longtemps : les Occidentaux n’ont plus le « monopole » de la puissance. Mais c’est maintenant spectaculaire. Toute la suite des affaires du monde, qu’il s’agisse de la nécessité vitale de l’écologisation de l’ensemble des modes de vie et de production, du bras de fer géopolitique entre les Etats-Unis et la Chine, ou de la compétition technologique, est à analyser à partir de cette nouvelle grille.

Cette guerre met-elle un terme à l’idée d’une nouvelle architecture de sécurité européenne allant « de Brest à l’Oural », avec ou sans l’OTAN ?

Aucun pays européen ne soutiendrait à l’heure actuelle, encore moins que dans le passé, l’idée d’une architecture de sécurité européenne, sans l’OTAN, c’est-à-dire en dehors de l’Alliance Atlantique. A fortiori si elle devait inclure la Russie, comme François Mitterrand l’avait proposé le 31 décembre 1989 quand il voulait aider Gorbatchev. Est-ce à dire que l’idée d’une architecture de sécurité européenne tenant compte de la Russie est morte ? Pas nécessairement. Henry Kissinger a déploré qu’elle n’ait pas été mise en place pendant les quinze années après la disparition de l’URSS. Ce sont des termes que le président Biden a employé quand il avait rencontré le président Poutine en juin 2021, et que le président Macron emploie de temps en temps. Ce n’est pas d’actualité pour longtemps pour des raisons évidentes, mais la question de savoir sur quelles bases on peut cohabiter en Europe avec notre voisin russe se reposera tôt ou tard. Même si cet horrible conflit ukrainien paraît pour longtemps sans solution. Mais les Européens qui voient cela en terme de combat pour la « liberté » n’imaginent aucun compromis. D’autre part, il n’est pas impossible que les Européens, ayant accru leur effort de défense, finissent par peser plus au sein de l’OTAN, et que cela soit considéré, jusqu’à un certain point, comme utile, par Washington.

Destroyer Xi’an de la marine chinoise.

Comment analysez-vous la position chinoise ? 

La Chine s’est engagée depuis Xi Jinping, il y a une dizaine d’années, dans une course à la puissance globale et a proclamé qu’elle serait la première puissance mondiale au plus tard en 2049. Les Etats-Unis ne peuvent ni ne veulent l’accepter. Mises à part les questions écologiques, encore plus graves, c’est ce bras de fer qui va dominer la scène internationale pendant longtemps.

La guerre en Ukraine entraîne un resserrement des liens énergétiques et économiques entre la Chine et la Russie. La Chine n’a certainement pas souhaité qu’il y ait une guerre en Ukraine, elle a peut-être cru les rodomontades de Poutine, qui prétendait régler cela en 48 heures. Elle fait preuve depuis d’un opportunisme prudent, espérant sans doute tirer les marrons du feu sans trop exposer ses entreprises aux sanctions américaines.

Taïwan est-elle la guerre d’après ? Comment voyez-vous évoluer les choses sur ce sujet ?  

Déjà avant la guerre en Ukraine, et la ferme réaction occidentale que Poutine n’avait pas du tout anticipée, je ne pensais pas que les Chinois se lanceraient maintenant dans une opération militaire à Taïwan, même s’ils en caressent l’idée. Les stratèges chinois savaient en effet très bien que les Etats-Unis ne pourraient pas laisser tomber Taïwan (car dans ce cas, leur garantie ne vaudrait plus rien nulle part) et qu’ils ne pourraient pas laisser tomber aux mains des Chinois les usines de semi-conducteurs à Taïwan, essentielles à la vie du monde. C’est encore plus vrai avec les réactions occidentales à ce qui se passe en Ukraine. Ils se donnent visiblement les moyens militaires d’une opération, mais je continue à penser qu’ils raisonneront plutôt comme dans le jeu de go, avec patience, convaincus qu’ils ont le temps pour eux. Mais on ne peut jamais être sûr à 100%.

 

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