Je suis dans le canal du Mozambique, en pleine mer, quelque part entre chez moi et ici. Mes pensées sont incroyablement positives : déjà loin de l’un, presque près de l’autre. Et si cela n’était plus un songe ? Ici, le bandeau d’azur annonce les côtes africaines. Du rêve bleu à la réalité tout aussi bleue, tout n’est qu’espace infini : cieux et terres s’enfoncent dans les mers du Sud, comme le bleu d’ailleurs. Les couleurs d’ici sont-elle plus vives, plus douces que les couleurs de chez soi ? Bleu infini, bleu profond, bleu bonheur, Grand bleu… alors si à Madagascar, on voit rouge, c’est que l’on s’est trompé de destination.
En voyage, le souvenir est éternel. Il se répercute dans la mémoire comme si la vie, elle-même, ne devait durer que l’espace d’un souvenir. A mes yeux, les plus belles parures de la mer sont les îles même si les espaces libres et purs se font de plus en plus rares. Ainsi, durant cette croisière à Madagascar, je profite à grandes lampées silencieuses de ces plongées hors du temps et je pense à Jacques Brel : « Une île au large de l’espoir où les hommes n’auraient pas peur. Et douce et calme comme ton miroir. Une île. »
A moi, l’échappée belle ! Naviguant sur l’Océan Indien, je succombe aux pouvoirs de l’Afrique et savoure, avec mon œil de photographe, la plus suave des plongées malgaches. Je transcende ici mon regard et met en scène une palette de couleurs vives où la descente dans le bleu est mémorable. Arrêt sur images à « Greg Wall » : Je pénètre un tunnel, gardé par une belle murène de Java avec ses labres nettoyeurs bleu et noir, à l’intérieur duquel un très gros diodon m’accompagne entre quelques nacres colorées.
Ce passage débute à trente-trois mètres et se termine vingt mètres plus loin, à trente-huit mètres de profondeur, face à un magnifique piton rocheux, recouvert de gorgones jaunes géantes, qui se dresse entre vingt-quatre et quatre-vingt mètres. Tout est dit, ou presque. Mon conseil : Allez vérifier par vous même la magnificence de ce lieu exceptionnel. Sur le tombant, un troupeau d’une vingtaine de perroquets mâles et femelles broutent sans ce soucier de nos bulles, alors qu’un poisson-faucon long-nez est blottit dans sa gorgone et qu’un poisson-ange se laisse nettoyer par une crevette : scènes de la vie courante entre sorties de l’école et courses au supermarché… Au retour, deux murènes-rubans jaune et bleu à dix-sept mètres, plus de nombreux Platax au palier me comblent à nouveau.
Ici, le bleu est plus subtil, tout à la fois saturé et retenu, intense, presque nocturne. Un bleu profond comme sur la palette du peintre Vermeer. On y retrouve des traces de lapis-lazuli, d’azurite et d’indigo. Pour beaucoup d’entre nous, les plongeurs, le bleu est la couleur de l’eau. Pourquoi ne serait-elle pas aussi celle du ciel ? Existe-t-il véritablement une limite entre les deux ? L’horizon bleu a-t-il la couleur du ciel ou de la mer ? C’est aussi la couleur de la lumière et partout, sous la surface, nous en manquons tant ! La lumière est si magique que les dégradés sont plus harmonieux, plus veloutés, plus raffinés. Comme séduit par la profondeur, je crois entendre une musique lointaine qui m’apaise… Est-ce une baleine ?
Telles les couleurs qui n’existent qu’avec les autres, que grâce aux autres, la mer n’existe à mon sens que grâce aux îles et réciproquement. En effet, que serait l’océan sans port d’attache ou d’arrivée ? Que serait une île sans côtes, sans falaises abruptes ou plages virginales ? Les archipels : Des pays entourés d’eau ou des mers ponctuées de terres ? Les Radames, quatre îles qui sont, du nord au sud, Kalakajoro, Ovy, Valiha et Antanimora. Sur cette dernière île, soirée chaleureuse avec les habitants, dégustation de gâteaux-coco et rires avec les enfants. Du fond de la nuit, s’élèvent des chants plein de vie qui caressent les cieux. Séquence émotion. Retour sur le bateau pour sentir l’océan onduler sous nos pieds nus, se laisser hypnotiser par les multiples lunes qui se reflètent sur la surface et enfin, compter les étoiles infinies. En vain. Alors le silence, le vrai, s’installe jusqu’au lendemain…
A cette heure où le soleil renonce à briller, pour une nuit de repos méritée, à l’instant où les ocres remplacent les azurs et les noirs inondent les paysages, j’occupe mes pensées d’images enchanteresses avant que mes paupières ne les recouvrent, pour une nuit de repos, méritée. Alors, je me souviens : Au fond, sur « Tombant Black », nous croisons deux requins pointes blanches, trois langoustes, un thazar, quelques thons et de nombreuses bonites dans le bleu.
Au déjeuner, nous nous régalons d’une salade de chouchou, d’un roumazave de zébu et de papayes au citron. La sauce aux piments rouges égayent les papilles. Le soir, quelquefois, le planteur au gingembre réchauffe les esprits. Sensations. Vibrations. La vue, le goût. Les sens sont en émoi. Les échanges après la plongée, les commentaires de chacun et le vécu du passé permettent d’attendre l’autre immersion le long du tombant ouest de la première île des Radames. Là, un grand banc de vivaneaux-pagaïe nous entourent littéralement, comme pour nous apprivoiser. Un ver plat par-ci, un poisson-cocher par-là lors de notre balade peu profonde. Un requin-dagsit nous surveille au palier.
La découverte à mon sens, et donc le voyage, résulte d’une démarche chronologique. Voir tout d’abord. Percevoir ensuite. Enfin, ressentir, apprécier et partager. Pour exemple : Quelle impression de naviguer une journée entière en croisant seulement deux boutres, trois pirogues à balanciers, une centaine de dauphins « Tursiops truncatus » et plusieurs baleines à bosse… Ah les baleines ! Quelquefois, elles nagent dans une direction précise à grande vitesse, accompagnées ou non d’un baleineau. D’autres fois, elles restent calmes, presque immobiles. Certaines fois, elles deviennent très expressives en sautant, en montrant leurs nageoires ou en frappant la surface de leur caudale. Spectacle magique et répétitif ici.
La plongée sur le « Banc du Cyclone » nous promet une promenade intéressante entre une belle arche située entre vingt-deux et vingt-sept mètres, deux tunnels et un superbe tombant jusqu’au sable à cinquante mètres. Dans le bleu, des thons à dents de chien, des carangues en chasse, des bonites, un barracuda. Au sol, entrain de manger, une tortue coopérante se vautre parmi de superbes gorgones jaunes. Pour assaisonner le tout, plusieurs bancs de lutjans déambulent entre les alcyonnaires aux couleurs pastels. Cette immersion n’a rien à envier à « Greg Wall », au niveau de la richesse de la faune, mise à part le côté vertigineux du piton de la plongée précédente bien sûr. Au final, une journée très riche grâce aussi aux nombreux dauphins et baleines. Le sourire se lit sur nos lèvres.
Autre soirée paisible à l’embouchure de la rivière Baramahmay sur la Grande Terre où le village nous réserve un accueil plus que chaleureux : les enfants jouent sur leur pirogue, les femmes tapent en cadence sur leur pilon mandisa, certaines trient le riz avec leur magnofa tandis qu’un homme râpe le coco assis sur son mikoko entre les jambes et d’autres rangent leurs filets. Le temps glisse au rythme du chant des insectes nocturnes.
Notre plongée sur le « Pain de Sucre » n’est pas pire que les autres : mer clémente, visibilité correcte, eau tiède. Un gros bloc de rocher qui culmine à cent neuf mètres, planté sur le sable à vingt-cinq mètres. Les parois sont recouvertes de multiples éponges encroûtantes colorées. Des jaunes, des oranges, des rouges, des violettes, des noires. Encore des bancs de poissons-cochers. Des gaterins aux stations de nettoyage. Des murènes de Java avec leurs crevettes dans la bouche. Beaucoup de nudibranches et d’étoiles de mer. Un bon spot pour la macrophotographie. Avec, en prime, de nombreux oiseaux qui nous survolent.
Arrivée près de l’île Tanikely, à dix-huit mètres de profondeur exactement, nous apercevons un magnifique poisson crapaud bleu niché sur des éponges tuyaux de même couleur. Il attend, immobile, d’être photographié sous toutes les coutures. Après presque une demie heure en sa compagnie, nous l’abandonnons pour rejoindre, sur le sable à quatorze mètres, un couple uni de poissons-fantômes puis deux syngnathes à dix mètres et une belle loche à cinq mètres avec qui nous terminons notre plongée ainsi que notre agréable croisière dans les eaux malgaches.
Loin de chez moi, l’espace-temps est la source réelle de mon imagination : vaut-il mieux imaginer le réel que réaliser l’imaginaire ? Je m’interroge en ouvrant très grand mes yeux car, si fermer les yeux, c’est penser aux joies de la terre, fermer les yeux, c’est rêver à l’amour de la mer, fermer les yeux, c’est imaginer la liberté du feu, fermer les yeux, c’est songer au bonheur des cieux, les ouvrir, c’est vivre tout cela !
Certains soirs, de gros nuages blancs bourgeonnent dans le ciel silencieux que reflètent les eaux calmes, parcourues par des myriades de fous en vol. Une pluie fine vient balayer le pont. Quelques instants plus tard, des milliers d’étoiles surgissent de l’obscurité. Où que je sois, près de la nature, tous ces points merveilleux entourent la lune imperturbable, accompagnent mes songes et mes pensées, se diluent peu à peu pour se perdre, emportés par les vents.
Ainsi, au-delà des voyages, des îles, des croisières et des rencontres humaines ou animales, j’essaye peut-être de découvrir les secrets recherchés tout au bout du monde ou encore enfouis au fond de moi. Pour, nulle part, me sentir le vazaha, l’étranger.