Suivez l’expédition scientifique d’Yvan Griboval

 Désert océanique, espace de solitude

Par Yvan Griboval

à bord de l’OceanoScientific Explorer

J’ai terminé le contournement de l’archipel du Cap Vert. J’arrive désormais aux portes du Pot au Noir, si tant est qu’il soit au rendez-vous, pour glisser, plus doucement qu’à l’heure actuelle où l’étrave fume d’embruns de vitesse, vers l’Équateur, histoire d’aller partager une coupe de Moët & Chandon avec Neptune. Avec respect. Ma première au passage de La Ligne.

D’abord, on s’inquiète. Y-aurait-il un problème ? La deuxième, puis la troisième fois, l’inquiétude demeure, mais l’exaspération point. Ensuite on comprend mieux. On comprend mieux pourquoi l’alarme du radar, ou plutôt de la centrale de navigation annexe exclusivement utilisée en fonction radar, se met à hurler du joli bruit d’un cochon qu’on saigne. Avec cette fenêtre au milieu de l’écran : « Communication perdue / Plus de communication AIS ». Et vous cliquez : « OK », pour que le bruit cesse, en prenant conscience, cette fois-ci, que vous êtes bien seul dans un véritable désert océanique.
 


AIS, c’est Automatic Identification System. Sûrement la plus géniale invention de l’Homme pour le Marin de ce début de XXIe Siècle. Il s’agit du système permettant de connaître instantanément  l’identité, le statut, la position et le cap des navires se situant dans la zone de navigation qui vous entoure dans un cercle correspondant à la portée des ondes radio VHF, soit environ 25 milles nautiques (45 km). Remis à jour toutes les deux à dix secondes, c’est le meilleur outil pour éviter les abordages en mer. Normalement, c’est-à-dire le long des côtes et, a fortiori dans des zones de fort trafic maritime : aux caps et dans les détroits, le système AIS est en activité permanente. Des petits bateaux verts se déplacent sur votre carte numérique sur l’ordinateur de bord et il suffit de placer la souris dessus pour tout savoir sur le navire qu’il représente. Vraiment magique. Lorsqu’il n’y a plus de signal AIS, c’est simplement qu’il n’y a plus de navire dans un rayon de 25 nautiques. Hors des routes maritimes traditionnelles. Seul.
 


Cette notion de solitude, je commence doucement à la percevoir en allongeant le sillage de l’OceanoScientific Explorer « Boogaloo » plein Sud. C’est un état d’esprit par rapport aux autres, la solitude. Pas à soi-même, a priori. Je suis seul dans le métro aux heures de pointe. Parce que je n’ai pas de rapport aux autres, que j’ai l’esprit occupé, que je suis tendu vers un objectif. Ne serait-ce que de descendre à la bonne station. Là, c’est différent. Heureux comme un Boogaloo en Atlantique lorsqu’il a du vent et des vagues, je suis épanoui tout seul à bord, au rythme du vent, du soleil et de la lune. Tout ce qui ressemble à la liberté, en fait. Mais la solitude que je sens s’immiscer dans mes pensées, mes actes, mes longues réflexions l’œil perdu à l’horizon, est celle du manque de l’Autre. Je vois les dates défiler sur le livre de bord. Je vois ce mois de décembre s’acheminer vers Noël et je prends conscience de la distance avec mes très proches. Avec mon épouse et nos triplés pirates. Premier Noël sans eux depuis leur naissance, il y a neuf ans et demi. Avec mes deux grandes filles à qui je n’ai pas su encore témoigner l’amour que je leur porte. Avec mes parents disparus, qui me manqueront toujours. En réalité cette solitude est une navigation intérieure, une prise de conscience de soi-même, qu’exacerbent l’immensité de l’Océan, l’horizon immaculé et le cycle des jours et des nuits qui s’enchaînent entre mer et ciel. Une situation que j’imagine impossible à terre. Sauf peut-être dans un monastère. Mais c’est là un autre sujet…
 


Je progresse donc en grandes enjambées de bateau à voile, même si je suis souvent en dessous – à 70-80% environ – de ce que mon Boogaloo pourrait faire si je portais le gennaker écoute à la main et pied au plancher, en ce moment par exemple. De quoi pousser les surfs à 22-24 nœuds plutôt qu’à 17-20. Car Boogaloo ne rate quand même pas une occasion de partir en survitesse, tapant, éclaboussant d’une étrave conquérante, l’embrun cinglant. Or, je ne suis pas en course braves gens. Le Vendée Globe, c’est un hasard de mon propre calendrier, là-bas, très, très loin de moi. Je ne recherche pas la performance pour la performance, mais un rythme de navigation qui préserve le matériel, évite du stress au marin et m’assure de rejoindre Monaco avant le 15 août. Mais non j’exagère ! Pour collecter de précieuses données scientifiques avant toute autre considération. Bref tout l’inverse de ce que fût ma vie de marin d’avant, coureur autour de trois bouées comme au long cours, obnubilé par le « pouillème » de nœud et le chemin le plus rapide. A tel point que je culpabilise fréquemment lorsque je trouve que ce qui s’inscrit dans la petite fenêtre du speedomètre me paraît indécent de lenteur pour un fringuant coursier comme le mien. Puis le ris pris en avance, le changement de voile d’avant anticipé par rapport à une brise qui se renforce, me font prendre conscience, qu’en définitive je navigue avec un bon instinct de marin.

Pour l’instant, je ne me suis pas encore trompé dans mes choix. Cessons donc cette culpabilisation de chasseur de trophées !
 Cet instinct de marin est – très bien ! – servi par deux outils essentiels. Le premier est l’accès aux prévisions météo de notre partenaire Météo-France via le service Navimail. Vous choisissez une zone, vous choisissez la précision du fichier et sa validité, de un à cinq jours et vous cliquez. Une requête mail est expédiée par satellite et vous recevez quelques minutes après votre fichier Grib. Pas de rapport avec Griboval. Fichier que vous vous empressez de charger sur le logiciel de navigation Adrena. Second outil essentiel. Puis vous déterminez vos critères de routage. Nouveau clic. Une route en couleur se dessine sur la carte, vous recommandant un chemin là où il n’y en a pas, avec des virages sans panneaux. Déjà, en 2013-2014, lors de la Campagne OceanoScientific Atlantique, j’avais constaté que le mariage Navimail – Adrena offre une aide à la navigation inestimable. A chaque instant, en ce moment, je peux témoigner de l’efficacité du duo. A tel point qu’avant-hier, Adrena me recommandait un double empannage, une petite marche insignifiante à l’échelle de la route à parcourir et de l’immensité de là où je navigue. Évidemment, je n’entendais pas y souscrire. Néanmoins j’ai observé attentivement et… j’ai bien constaté une grosse adonnante d’à peine une heure qui aurait, en effet, justifié deux manœuvres pour gagner du temps. Mais du temps, j’en ai tellement, que j’ai continué tout droit, mettant un peu d’eau à chauffer pour prendre le thé, accompagné d’une madeleine Jeannette – une belle histoire La Biscuiterie Jeannette, je suis fier qu’elle m’accompagne.

Marine & Oceans
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La revue trimestrielle MARINE & OCÉANS est éditée par la "Société Nouvelle des Éditions Marine et Océans". Elle a pour objectif de sensibiliser le grand public aux principaux enjeux géopolitiques, économiques et environnementaux des mers et des océans. Informer et expliquer sont les maîtres mots des contenus proposés destinés à favoriser la compréhension d’un milieu fragile.   Même si plus de 90% des échanges se font par voies maritimes, les mers et les océans ne sont pas dédiés qu'aux échanges. Les ressources qu'ils recèlent sont à l'origine de nouvelles ambitions et, peut-être demain, de nouvelles confrontations.

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