Il est trop tôt pour connaître toutes les caractéristiques de ce monde nouveau qui perce et pour en appréhender ses conséquences, mais il est largement l’heure de commencer à y réfléchir : c’est l’objectif de ce numéro qui débouche sur encore plus de questions. Permettez-moi d’en aborder quelques-unes. Aux ruptures liées à la technologie dont nous commençons à percevoir les effets semblent s’ajouter en priorité deux grands domaines : les ruptures liées aux ressources et celles liées à l’Homme.
Les ruptures liées à l’Homme sont soulevées par Michel Serres. En cohérence avec l’approche scientifique qu’il prône, aborder la question démographique a l’avantage d’une parfaite maîtrise sur un temps déjà long. L’impact pour la Marine de cette évolution générationnelle est déjà pris en compte dans les réflexions de politique des ressources humaines, même si leurs conséquences ne peuvent pas, aujourd’hui, être totalement appréhendées. J’en vois par exemple une première, fondamentale : comment commandera-t-on, en particulier au combat naval, si rare et si intense, ces jeunes ? Et comment eux, à terme, commanderont-ils ? Le partage de cette nouvelle culture du commandement ne sera assurément pas la phase la plus aisée, mais la qualité de l’outil de formation de la Marine laisse espérer le meilleur, et peut-être l’exemplaire.
Les ruptures liées à la technologie sont les plus connues, car les plus concrètes, donc les plus présentables. Elles commencent déjà à poindre : au-delà des problématiques « cyber » et de l’arrivée des drones, quelle logistique des forces navales à la mer avec l’imprimante 3D ? À plus long terme, jusqu’où envisager l’autonomie des navires futurs, quelle intelligence en mer lorsque l’on y connaît l’importance de l’expérience ? Et, à encore plus long terme (quoique…), il serait idiot voire imprudent de négliger les perspectives offertes par la découverte des richesses technologiques ou « biotechnologiques » du monde marin, susceptibles encore d’apporter beaucoup à notre monde terrestre à peu près fini.
Les ruptures liées aux ressources découlent de ces deux dimensions de découverte et de nécessité pour l’Homme, donc de convoitises automatiquement générées. Ainsi des ressources minérales en mer aux énergies marines renouvelables qui, en plus de l’autonomie, apportent la production locale d’énergie, constituant autant de nouveaux enjeux stratégiques. Il faut donc au minimum veiller à préserver les ressources minérales qui sont le patrimoine de notre pays, mais aussi être vigilants concernant les énergies marines renouvelables dont la production passe par des câbles sous-marins pouvant devenir autant de cibles.
Une dernière particularité : tout cela va vite, très vite, et là est peut-être la véritable nouveauté. L’adaptation permanente est nécessaire à la fois pour prévenir les brutalités entraînées par ces ruptures, mais aussi pour les transformer en opportunités. Et nous devons, nous marins, prendre toute notre part à cette dynamique épuisante, ne serait-ce que pour deux raisons majeures : l’accès à la mer, même s’il est de plus en plus partagé, restera toujours difficile et l’affaire de professionnels, et la multiplicité des acteurs fait de la mer une source de convoitises qu’il conviendra toujours de réguler.
Vice-amiral Thierry Rousseau