A Bozcaada, le vin turc sous la menace de la loi anti-alcool

En ce début septembre, les vendanges touchent à leur fin. Encore quelques jours et les dernières grappes de « pierre d’or » et de « résine noire », les cépages locaux, finiront au pressoir. L’an dernier, Mehmet Tanay en a produit plus de 600.000 bouteilles. Mais cette année, il a revu ses ambitions à la baisse.

« L’année sera moyenne », pronostique le viticulteur, l’un des plus importants de Bozcaada. « Depuis le vote de la loi, notre activité est en recul de 5 à 10% ».

Cette loi qui irrite tant Mehmet Tanay et l’ensemble des producteurs de vin turcs, c’est le texte très controversé voté en mai par le Parlement et officiellement en vigueur depuis lundi.

En plus de proscrire toute publicité, aussi bien dans la presse écrite qu’à la télévision, il interdit la vente d’alcool au détail de 22h à 6h du matin et la prohibe en permanence à proximité immédiate des écoles et des mosquées de tout le pays.

Le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan a justifié ce tour de vis par des impératifs de santé publique. Mais ses opposants n’ont voulu y voir que le dernier avatar de sa volonté « d’islamiser » la Turquie. Lors de la fronde antigouvernementale qui a agité le pays en juin, la loi sur l’alcool est devenue l’épouvantail favori des manifestants.

« On n’a plus le droit de faire de dégustations, de créer d’événements autour de notre production », rouspète M. Tanay, « avec cette loi, il est impossible de communiquer ».

Même sur internet. Son site de promotion n’affiche plus qu’une page noire. Et la très courue « fête du vin » qui ponctuait jusque là les vendanges à Bozcaada est devenue « fête du raisin ». En bannissant bien sûr toute dégustation.

Alors l’île s’interroge sur son avenir économique et redoute de perdre une partie de son âme. Car avec l’activité touristique qui lui est liée, la viticulture fait vivre à elle seule les deux tiers de ses 2.400 habitants.

Résistance

« Les petits producteurs ne veulent pas vendre leurs vignes (…) ils y sont attachés, c’est leur patrimoine, souvent hérité de leurs parents, de leurs familles », plaide le maire, Mustafa Mutay, membre d’un petit parti d’opposition. « Les gens de l’île veulent continuer à produire du vin et ils se battent pour le faire ».

Mais cela devient de plus en plus difficile. Depuis son arrivée au pouvoir en 2002, le Parti de la justice et du développement (AKP) d’inspiration islamiste de M. Erdogan a fait de l’alcool une de ses cibles fiscales favorites et multiplié les taxes.

Même si une partie de leur hausse relève de l’inflation classique, les prix du raki, la boisson anisée nationale, ont augmenté depuis 2004 de 272%, ceux de la bière de 218% et ceux du vin de 163%, selon l’autorité de régulation de l’alcool et du tabac (TAPDK).

La vente d’alcool a rapporté 3 milliards de livres turques (1,2 md euros) au budget de l’Etat turc en 2010, et 4,6 milliards (1,8 md euros) l’an dernier.

Pour alléger cette pression et le poids des restrictions à la vente, le gouvernement a dopé ses aides à l’exportation aux producteurs de vin, reconnaissent les viticulteurs, mais ce geste reste insuffisant. « Il faut que toutes ces restrictions soient envisagées autrement », plaide Mehmet Tanay, « trop de gens dépendent de ce secteur ».

Si ses viticulteurs s’inquiètent, les habitants de Bozcaada préfèrent, eux, rester optimistes. Nombre d’entre eux en sont persuadés, ni le gouvernement, ni ses lois ou ses taxes ne pourront faire renoncer les Turcs à un verre de rouge.

« Les touristes qui viennent ici viennent pour le vin. Quand ils veulent boire quelque chose, c’est du vin », assure Mahir, un restaurateur de l’île. « Boire de l’alcool relève d’un choix personnel », clame Selma Songül, une de ses clientes, « ce genre d’interdiction qui restreint nos libertés, moi, je n’en tiens pas compte ».

La résistance semble en marche, donc, confirmée par les statistiques. Taxes et restrictions ou pas, la consommation de vin en Turquie a fait, entre 2008 et 2012, un bond spectaculaire de 38 à 60 millions de litres.

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