« Hisse ! »: à ce cri, des dizaines de pêcheurs en salopette imperméable ou en combinaison de plongée s’activent autour de la partie finale d’un labyrinthe de filets où n’ont été piégés que les plus gros spécimens.
Les thons rouges sauvages « sont pratiquement comme des taureaux » et leurs coups de queue ont la force d’un « coup de sabot de cheval », prévient le capitaine Antonio Ponce, 61 ans, chargé de diriger en ce matin de mai cette opération de pêche géante.
Dans cette zone du sud de l’Espagne, proche du détroit de Gibraltar, 1.600 tonnes de thons seront capturés en 2023 grâce à la technique de la madrague (« almadraba » en espagnol, de l’arabe « lieu où l’on frappe ou combat »), introduite par les Phéniciens il y a 3.000 ans.
Cette pratique – permettant de capturer les animaux lors de leur passage de l’Atlantique, où ils ont engraissé tout l’hiver, vers la mer Méditerranée, où ils viennent pondre à partir d’avril – était sur le point de disparaître en Espagne dans les années 1970, pour des raisons économiques.
Elle a finalement été remise au goût du jour grâce à l’intérêt des Japonais, en quête de thons rouges de qualité pour leurs fameux sushis.
– « Technique durable » –
La pêche à la madrague est également pratiquée en Italie, au Portugal et au Maroc. En Espagne, elle est concentrée dans le golfe de Cadix, où elle fait vivre près de 500 pêcheurs, selon l’Organisation des producteurs de poissons d’almadraba (OPP51).
Comme elle repose sur des filets fixes, dont le maillage n’emprisonne que les plus gros poissons, il s’agit d’une « technique durable », assure José Luis García Varas, responsable du programme « Océans » du Fonds mondial pour la nature (WWF) en Espagne.
Au début des années 2000, l’engouement mondial pour les sushis a mis les thons rouges en danger. Mais depuis, des quotas régionaux ont permis à l’espèce de se rétablir. Le thon rouge de l’Atlantique, pêché à Cadix, est passé en 2021 d' »en danger » à « préoccupation mineure » dans la « liste rouge » des espèces menacées de l’UICN.
Conseillés par des Japonais, les pêcheurs de Cadix ont aussi peaufiné leur technique afin de préserver la chair des poissons, qui sont tués sur le coup avec des « luparas », des percuteurs déclenchés sur leur front.
La technologie, elle aussi, a contribué à la nouvelle mode du thon rouge de Cadix.
Salé et exporté vers l’ensemble de l’empire romain durant l’Antiquité, il peut désormais se conserver jusqu’à quatre ans s’il est congelé à -60ºC, comme le fait l’entreprise Gadira, qui achète la production de trois madragues.
Auparavant, « il y avait plus de 18 conserveries ici car tout le thon devait être traité » sans délai pour éviter qu’il ne pourrisse, se souvient le directeur général de cette entreprise, Andrés Jordan.
– « 25 textures et 25 saveurs » –
Dans cette partie de l’Andalousie, la relance de la pêche à la madrague s’est accompagnée d’un regain intérêt gastronomique pour ce poisson – auparavant exporté à plus de 80% au Japon et désormais consommé à près de 70% en Espagne et dans le reste de l’Europe, selon l’OPP51.
« Le thon a 25 parties », et donc « 25 textures et 25 saveurs » qui pour beaucoup « n’étaient pas connues » en Espagne auparavant, souligne Julio Vázquez, chef de 43 ans à la tête du restaurant El Campero, à Barbate, dont la carte comprend jusqu’à 32 plats à base de thon rouge.
« Lorsque ma mère ou ma grand-mère cuisinaient, il n’y avait pas autant de diversité », se souvient le cuisinier, en rappelant que le principal livre de cuisine des foyers espagnols de l’époque, « 1080 recettes de cuisine » de Simone Ortega, ne contenait qu’une seule recette de thon: « le gratin de thon en boîte ».
Aujourd’hui, des milliers de touristes viennent chaque année dans la région pour déguster du thon rouge.
« L’année dernière, 105.000 tapas ont été vendues en quatre jours » lors de la « Route du thon », festival gastronomique organisé en mai à Zahara de los Atunes, ville côtière baptisée ainsi en référence aux thons (atunes en espagnol), selon son maire, Agustín Conejo.