« J’adore la mer et j’adore pêcher, c’est pour ça que j’ai persisté, même si la société n’accepte pas tellement qu’une femme pêche », raconte à l’AFP Mme Souissi, 43 ans, qui s’adonne à cette passion depuis l’adolescence.
Dans ce secteur essentiel en Tunisie — environ 13% du PIB en incluant l’aquaculture — les femmes jouent « un rôle actif et varié tout au long » de la filière, mais peu reconnu, selon une récente étude de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO).
S’il n’existe aucune statistique sur leur poids exact sur 44.000 pêcheurs au total en 2023 selon l’Observatoire national de l’Agriculture, 60% des actifs de l’économie informelle du pays sont des femmes.
Les pêcheuses « ne sont souvent pas considérées comme de vraies travailleuses » par leurs homologues masculins et ont moins d’accès aux aides, aux formations et aux banques qui les classent comme des « emprunteuses à haut risque », selon la FAO.
Celles qui travaillent avec des hommes de leurs familles — en partie à cause d’une législation qui les défavorise en termes de droits à la propriété — sont « perçues comme des aides familiales non rémunérées », selon l’étude.
A Raoued, au nord de Tunis, l’association de pêche durable TSSF a animé en juin une formation de femmes aux métiers de la pêche. « L’idée est de créer des ressources supplémentaires (pour les familles, ndlr) tout en s’adaptant au contexte de changement climatique, de diminution des ressources marines et de mauvaises pratiques de pêche », explique à l’AFP Ryma Moussaoui, coordinatrice de l’atelier.
Mais ce jour-là la majorité des femmes ont surtout pour ambition d’assister les hommes de leur entourage. « Mon mari et mon père sont pêcheurs », explique Safa Ben Khalifa, une participante, pour qui sa principale contribution consistera à « fabriquer des filets de pêche ».
– changement climatique –
A l’inverse, Sara Souissi tient à son indépendance et est fière de son apport au foyer qu’elle compose avec son mari, également pêcheur, et leur enfant.
Outre les préjugés sur le genre, elle affronte aussi des défis comme le réchauffement des océans qui frappe de plein fouet son archipel, à 300 km au sud de Tunis. En août, la Méditerranée a battu des records de températures avec 28,9 degrés de moyenne quotidienne, rendant ses eaux inhabitables pour certaines espèces.
Sur les 1.300 km de côtes tunisiennes, la pression sur la faune est aggravée par la surpêche et des méthodes non durables comme les casiers en plastique servant à piéger les poissons ou les chaluts pélagiques qui ratissent les fonds marins et arrachent les herbiers, nid et vivier des poissons.
« Ils ne respectent pas les règles, ils attrapent tout ce qu’ils peuvent, même en dehors des périodes de pêche » autorisées, déplore, casquette blanche sur la tête, Mme Souissi, à propos de certains de ses collègues.
Autre problème majeur, la pollution.
Au sud des Kerkennah, des ramasseuses de palourdes avaient créé en 2017 une association pour développer cette activité à Skhira, dans le Golfe de Gabès, à 350 km au sud de Tunis.
– « Pas d’autres emplois » –
L’association avait permis à une quarantaine de femmes « de s’affranchir des intermédiaires » par lesquels elles passaient pour exporter vers l’Europe, ne récupérant qu’un dixième du prix de vente final, explique à l’AFP Houda Mansour, sa présidente.
Mais en 2020, face à une baisse des populations de ce fruit de mer, décimées par la pollution et le réchauffement climatique, le gouvernement a interdit la collecte et l’association a fermé ses portes.
« Elles n’ont pas de diplôme et ne peuvent pas trouver d’autres emplois », souligne Mme Mansour, elle-même reconvertie dans la pâtisserie.
Les palourdes ne sont pas la seule espèce à pâtir des eaux polluées et en surchauffe du Golfe de Gabès « devenues défavorables à la vie des poissons », selon Emna Benkahla, chercheuse à l’Université El Manar à Tunis. Pour la chercheuse, il faut oeuvrer à une pêche plus durable car la diminution généralisée des ressources halieutiques va « sans nul doute aggraver le chômage ».
Avec sa barque sans moteur et ses filets de petite taille, Mme Souissi fait figure de pionnière et n’envisage pas de renoncer à son métier: « pour rester à la maison et faire le ménage ? Pas question, je veux continuer à pêcher ».