Ancien officier, Eric Chevreuil a quitté l’armée française en 1999 après 18 ans de service, avant de partir pour les Etats-Unis. Installé depuis 22 ans en Californie, il vient d’être sélectionné pour un séjour de cinq mois sur la base américaine de McMurdo en Antarctique. Nous publions ici le premier article du journal de bord qu’il a accepté de tenir pour les lecteurs de Marine & Océans et que vous pourrez régulièrement retrouver sur les sites, en français et en anglais, de la revue.
« Je suis sélectionné ! » Par Eric Chevreuil
1er article
En septembre 2021, j’ai pris un congé sabbatiquepost-Covid mais j’ai aussi postulé pour un poste de technicien informatique, pour la durée d’un « été antarctique » (octobre à février), sur la base américaine de McMurdo. L’offre était excitante. Seuls les citoyens des pays signataires du Traité de l’Antarctique(1) ont l’autorisation de travailler sur le continent blanc. En mai 2023, j’ai décidé de mettre fin à mon congé sabbatique et de reprendre le travail. Je n’avais, au passage, toujours pas reçu de réponse à ma candidature pour l’Antarctique. Jusqu’à ce jour où un e-mail a attiré mon attention : « Cher Eric, Es-tu prêt pour ta prochaine aventure ? » Frisson garanti ! Je pressentais que j’allais, enfin, pouvoir partir pour l’Antarctique ! Judy, ma femme, n’était pas tellement ravie que je la quitte pour cinq mois et que je puisse, peut être, tomber amoureux d’une « femme esquimau ». Je lui ai dit qu’il n’y avait rien de tel au pôle Sud et qu’en fait, il n’y avait pas, non plus, d’ours polaires. Je vais donc partir en Antarctique ! J’ai été sélectionné parmi la masse de candidats comme un atout potentiel pour la vie exigeante d’un été austral en proie à la lumière du jour 24h/24 – 7j/7. J’ai tout recherché pour me documenter – McMurdo station, Operation Deep Freeze… -, effectué les visites virtuelles des abris des grands explorateurs polaires, Scott, Shackleton, l’Amiral Byrd…, visionné des films, lu des livres… Qu’est-ce qui pourrait mal tourner à partir de là ? Mon passé militaire va-t-il me pénaliser ? Suis-je en forme ? Après tout, j’aurai 62 ans à la date du déploiement. Mon accent va-t-il me handicaper ? Ai-je toujours mon bonnet d’hiver tricoté par ma mère quand j’avais 10 ans ? Ai-je besoin de sous-vêtements en fourrure ? Puis-je manger un chien de traîneau mais surtout pas le foie ? Comment tailler des fentes sur des lunettes de neige faites avec un os de phoque ? Comment tuer un phoque et le découper pour obtenir les os et fabriquer les lunettes ? Comment construire un igloo et une seule bougie le maintiendra-t-il au-dessus de 0 degré celsius ? Comment fait-on des bougies avec la graisse du phoque que l’on vient de tuer ? Les manchots peuvent-ils remplacer les phoques ? Aaaaargh… tant de questions, si peu de temps et tant d’inconnus sur les prochaines étapes du processus d’embauche.
Premiers entretiens
Enthousiasmé par l’e-mail que j’ai reçu me demandant si j’étais prêt pour une nouvelle aventure, j’ai rapidement obtenu mon premier entretien d’embauche avec le responsable des ressources humaines de la société qui engage les sous-traitants pour le programme américain en Antarctique, sur les stations McMurdo et Palmer. Sur place, ce sont en effet des sous-traitants qui fournissent tous les services de soutien, des charpentiers aux informaticiens, des cuisiniers aux ingénieurs de surface, des rédacteurs du journal local aux chauffeurs de camion, des pilotes d’aéronefs aux opérateurs de bulldozer…, tous destinés à faciliter le fonctionnement de la base et au final, le travail des scientifiques et de leurs équipes. Il y a également l’armée qui fournit le soutien logistique, le transport aérien et les opérations navales telles que les opérations brise-glace et le réapprovisionnement « lourd ».
Mon premier entretien était simple, à l’américaine… Il s’agissait de parcourir mon CV et de découvrir ce qui m’a poussé à postuler pour un contrat de cinq mois au milieu des icebergs et des manchots. L’Amérique est en effet si différente de la France pour ce qui concerne l’emploi. Je suis venu en Californie en 1999. J’ai démissionné de mon poste dans l’armée française après 18 ans de service. J’étais alors capitaine. Diplômé de l’école d’état-major, j’ai eu du mal à m’adapter à ma nouvelle vie de « pousseur de papier ». Mon truc, c’était les unités de combat, la rusticité des unités blindées en Allemagne, l’adrénaline du parachutiste, chef de patrouille de reconnaissance dans la profondeur, en Afrique et en Asie du Sud-Est, et mon expérience en tant qu’officier de renfort de la cellule “Renseignement” dans un Berlin divisé. J’adore diriger les hommes. Le système a tué mon idéal en trois ans – aigre – mais a aussi facilité mon départ – doux – avant de filer outre-Atlantique. L’Amérique avait alors survécu au virus de l’an 2000 et finissait la révolution du « .com ». Les employés recevaient encore des Ferrari en prime de fin d’année ! J’ai emprunté 10 000 dollars et suis allé dans une école d’informatique ou j’ai appris tout ce qu’il fallait savoir sur Windows 2000. J’ai acheté quelques vieux ordinateurs, les ai reconstruits et mis en réseau dans mon garage. Et j’ai eu mon premier emploi ! 22 ans plus tard, j’ai occupé 10 emplois dans 13 entreprises. Contrairement à la France, la mobilité professionnelle n’est pas une tache sur un CV en Amérique. Les travailleurs américains sont des « employés à volonté » : ils peuvent être licenciés à tout moment, et ils peuvent partir à tout moment. Tout ça pour dire que mon CV est bien rempli ! Donc, l’informatique payait et paye toujours pour mon style de vie…. Mais j’ai aussi soif d’aventures et des défis physiques des unités de combat. En y repensant, je crois que j’ai passé ma vie à rivaliser avec moi-même, à trouver et à essayer de repousser mes limites : cross-country, triathlon, « mud run » (courses d’obstacles, souvent dans la boue), rafting (guide pendant 12 ans), moto, auto et rallye cross (asphalte et terre), nage au milieu des requins, saut en parachute… sans oublier cinq voyages d’exploration et de survie sur l’île isolée de Clipperton depuis 2012. J’ai encore besoin de mes doses d’adrénaline et je me donne les moyens de les obtenir. Je cherche toujours mes limites. Ce séjour en Antactique en est une nouvelle.
Le premier entretien de motivation est passé très vite et je suis arrivé au second. Fait intéressant, il semble que les candidats à des emplois en Antarctique soient nombreux. La seule façon de pouvoir se rendre sur ce continent mythique est d’y décrocher un travail ou de faire partie d’une expédition scientifique autorisée. Ce deuxième entretien qui incluait notamment mon futur manager, James, s’est d’abord axé sur les conditions de travail, la résolution des conflits et l’interaction humaine. « Vous savez que les personnes avec qui vous dormirez dans le dortoir sont les personnes avec qui vous travaillerez, déjeunerez, dînerez, irez au bar, regarderez peut-être un film…». A quoi j’ai répondu : « 18 ans d’armée ! ». A vrai dire, plus mes interlocuteurs décrivaient l’environnement et plus je me sentais à l’aise. L’échange s’est ensuite concentré sur la partie technique et informatique. J’ai passé ce deuxième entretien avec brio et un enthousiasme contagieux. James m’a rappelé une semaine plus tard et nous avons passé en revue mes compétences et divers scénarios pendant plus de 90 minutes. Tout était concret et pratique. On ne m’a pas demandé ce que signifiaient certains acronymes ou concepts, mais ce que je ferais dans telle ou telle situation. C’était une approche très intelligente de sa part, et j’ai apprécié cette forme de « jeu de guerre ». Au cours des vingt dernières années, j’ai essayé de simplifier l’informatique pour les utilisateurs. De fait, je ne suis pas le stéréotype de technicien informatique, le nerd(2) asocial scotché au fin fond d’un bureau. J’aime le contact humain. Je préfère venir à votre bureau plutôt que de contrôler votre ordinateur à distance, vous parler dans un anglais simple plutôt que d’embellir mon intervention dans un jargon technique qui ne convient que lors des foires de « techies ».
Le PQ et l’enquête
L’avant-dernière étape du recrutement est celle de la qualification physique (Physical Qualification ou PQ). Le processus est intensif : une analyse de sang complète et le remplissage d’une demi-douzaine de tubes à essai avec mon bon « O » négatif plutôt rare, suivis d’un examen médical détaillé comprenant, entre autres, une mammographie – oui, les hommes en font aussi – et un électrocardiogramme. Nous avons passé en revue mes antécédents de vaccination et j’ai dû faire un test de dépistage de la tuberculose pour confirmer les vaccins reçus en France lorsque j’étais enfant, ce qui n’est pas fait aux États-Unis. J’ai dû fournir des dossiers dentaires complets et détaillés, y compris des radiographies, ainsi qu’une preuve de vaccinations et de rappel COVID, et me faire vacciner contre la grippe 2022/2023. Tout devait être ponctuel, envoyé par fax ou par Fedex à la branche médicale de l’Université du Texas chargée d’évaluer les PQ et d’autoriser les déploiements.
Dans le même temps, malgré une vérification préalable de mes antécédents par une boite « civile », il me fallait, pour en finir, passer par encore plus sérieux : l’enquête, sur votre serviteur, de l’Agence américaine de contre-Espionnage et de la sécurité (Defense Counterintelligence and Security Agency / DCSA). J’ai reçu un dossier complet à remplir après avoir fourni ma biographie personnelle depuis mon enfance en Corse, ainsi que des informations détaillées sur mes parents, mes frères, ma famille, et une copie de mon CV professionnel. J’ai également dû fournir les coordonnées de personnes qui me connaissent depuis dix ans, ainsi que les coordonnées de mon manager actuel et de mes précédents patrons. J’ai dû remplir une carte d’empreintes digitales envoyée par courrier recommandé. J’ai dû, pour cela, faire prendre les empreintes de mes dix doigts par une entreprise accréditée… Heureusement, les orteils ont été exclus.
Finalement, le 7 septembre dernier, j’ai obtenu un feu vert provisoire pour mon déploiement à McMurdo, ainsi qu’une date de départ et un rendez-vous pour obtenir ma carte d’identité fédérale, une carte à puce qui me donnera accès à des ressources informatiques sensibles. J’ai annoncé à mon employeur la date de mon dernier jour de présence. En réponse, il m’a annoncé conserver ma position « au chaud » pour mon retour et m’a offert un pot de départ ! Vive l’Amérique ! Me voilà donc sur le point de partir, début octobre, pour McMurdo via Christchurch, au sud de la Nouvelle-Zélande, où se trouve le centre de déploiement de l’USAP – United States Antarctic Program – le Programme antarctique américain. Je vais y suivre une formation spécifique et percevoir mes vêtements lourds pour l’Antarctique. Les bottes, pantalons, vestes et gants orange fluo que je vais récupérer sont conçus pour vous maintenir en vie au moins 12 heures dans le pire de l’hiver antarctique. Ils ne seront peut-être pas nécessaires tout le temps pour mon déploiement d’été. Allez, je pars en Antarctique et il est temps de faire mes valises !
- Le Traité sur l’Antarctique qui dévolue le continent à la Paix et à la science, a été signé, à Washington, le 1er décembre 1959, par douze pays (dont la France) dont les scientifiques avaient été actifs sur et autour du continent pendant l’Année géophysique internationale (AGI) de 1957-58. Il est entré en vigueur en 1961. Les premiers pays signataires ont, depuis, été rejoints par de nombreux autres, le nombre total de « Parties au Traité » étant désormais de 54.
- Personne passionnée de sciences et techniques, notamment d’informatique, et qui y consacre la plus grande partie de son temps.