Et Starlink est arrivé !

Il y a deux semaines, on nous a annoncé l’implémentation du système Starlink. La rumeur n’était pas nouvelle. Depuis notre déploiement en octobre 2022, Starlink c’est l’Arlésienne de McMurdo. Tout le monde en parle mais personne ne connaît. Notre réseau informatique est connecté à l’Internet via satellite, et n’est donc pas très rapide. Pour préserver la bande passante au profit de la science et des opérations, le superflu est bloqué : Netflix, Facebook, Spotify, Tweeter, streaming, programmes email… Nous n’avons qu’un ordinateur pour la vidéo conférence, le « Morale Kiosk » (la station « bon pour le moral »), et en moyenne deux câbles Internet par dortoirs pour se connecter à nos sites favoris. Pour un appel vidéo, il faut réserver ses 30 minutes maximums par semaine. Le wifi est aussi limité à l’accès au portail Intranet de la station. Pas de réseaux sociaux ! L’internet à McMurdo, comme je l’ai bien souvent dit, c’est la bonne époque, quand l’accès Internet était rare et lent, quand les gens participaient ensemble à des activités diverses et variées, quand ils se parlaient, quand ils se rencontraient, quand tout était social, même le simple acte de manger.

Starlink est un service Internet par satellite fourni par SpaceX, l’entreprise aérospatiale américaine privée fondée en 2002 par l’entrepreneur Elon Musk (Tesla, Tweeter). Le service utilise un réseau de satellites en orbite terrestre basse (LEO) pour fournir un accès Internet haut débit mais payant aux régions éloignées du monde entier et mal desservies par les fournisseurs de services Internet (FAI) traditionnels. Le système, lancé en 2019, utilise un réseau de milliers de petits satellites à faible coût qui orbitent autour de la Terre à une altitude inférieure à celle des satellites géostationnaires traditionnels. Cela permet « une latence plus faible et des vitesses Internet plus rapides, ainsi que des connexions plus fiables et des zones de couverture plus larges ». Bla bla bla…Tout ça c’est bien sur la propagande commerciale, et il faut suivre l’argent ! Aux Etats Unis, le service coute $600 pour l’antenne et $110 par mois pour la connexion. Je ne sais pas combien le Programme US en Antarctique devra payer mais ce sera probablement beaucoup plus cher.

A cause de son isolement géographique, de sa population majoritairement élevée après l’invention du DVD et à grands coups de réseaux « sociaux » et autres Netflix, McMurdo aurait pu être le laboratoire humain idéal pour permettre à quelques psychologues d’étudier les changements d’attitudes positifs et négatifs qu’un accès illimité aux ressources de l’Internet peut causer. On aurait pu ainsi recréer les causes des changements fondamentaux qui ont affecté notre société il y a 15 ou 20 ans, quand le téléphone portable et l’Internet sont devenus les deux piliers de notre existence. Comme je l’ai souvent dit précédemment, à McMurdo nous avions une vie sociale « à l’ancienne » : tables de six et conversations pendant les repas, conversations dans les salons loisirs, jeux de société, puzzles, ping-pong, des clubs de sports, de langues, de couture ou de lecture, des activités d’extérieur communes, des compétitions sportives, la présentation publique des différentes recherches scientifiques et autres journaux de voyage… Pour ma part, en plus du travail, 9 heures par jours, six jours par semaine, j’ai animé le club de conversation française hebdomadaire (Le club de Français le plus méridional du monde !), fait trois présentations de l’ile de Clipperton et de mes voyages là-bas, ai effectué un aller-retour quotidien sur Ob Hill (en lieu et place du déjeuner), une ballade en motoneige, du shopping a la base néozélandaise de Scott, des vadrouilles autour de McMurdo, sur glace et maintenant sur terre, et aussi pris le temps de rédiger ce blog. Tous, ici, en station, avons jusqu’à maintenant maintenu un taux d’activité personnel et social élevé car il n’y avait pas ou peu d’alternative. Et un jour, l’interrupteur de Starlink a été activé !

Du jour au lendemain, notre style de vie à McMurdo a changé ! Ça a commencé avec les communications téléphoniques pendant le petit déjeuner. Au lieu de me concentrer sur mon Time Digest du jour (condensé d’information que j’imprime et lis tous les matins), je me suis retrouvé à l’écoute involontaire d’un gars en pleine conversation téléphonique avec son épouse. Après ma journée de 9 heures et le dîner, dans le salon « loisirs », un autre individu était déjà au téléphone quand j’y suis arrivé, et y est resté pendant tout la durée du film que j’ai regardé sur mon ordinateur, écouteurs sur les oreilles. Je suis poli et ne voulais pas déranger mon voisin, qui lisait à côté de moi, avec la bande audio de « Michel Vaillant ». Du jour au lendemain, j’ai aussi noté que les poubelles de notre étage commençaient à déborder. Elles se remplissaient de « to go boxes », de boites repas à emporter, signe que de plus en plus de nos résidents mangeaient maintenant dans leur chambre au lieu de fréquenter le réfectoire. Cela fait deux semaines que nous avons Starlink et la corvée poubelles hebdomadaire de notre étage est devenue une corvée quotidienne. Les salles communes de loisirs, salons et autres Coffee House sont maintenant régulièrement squattés par des groupes variés qui y font salon, réorganisent le mobilier pour mieux accommoder leurs boites repas et ordinateurs et y « surfent » tous en cœur. Dans ma chambre, mes deux voisins passent maintenant la majorité de leur temps sur leur lit, allongés, l’ordinateur sur le ventre et le téléphone a la main, dans le noir. Ils sortaient tout le temps, allaient au salon, bars et Coffee house, jouaient au poker la nuit, et maintenant ce sont des zombies. Je me demande s’ils vont s’évaporer dans un nuage de fumée au soleil. Les conversations tournent maintenant autour des dernières séries de Netflix, de la musique et de Spotify, des jeux téléchargés au cours de la nuit, des vidéos de Tik Tok.

Les rebondissements liés au Covid, le port du masque et les isolations, étaient les seuls inconvénients de l’extérieur importés a McMurdo pour cet été austral. Maintenant, à cause de Starlink et des réseaux « asociaux », McMurdo a perdu ce qui en faisait son charme, au moins pour moi. Son âme et sa culture ont été effacés en une journée au nom du progrès. Si nous avions eu des psys pour observer et documenter cette expérience humaine, ils auraient pu rassembler de quoi nous éclairer sur les changements fondamentaux de ce qui a toujours fait de l’être humain une espèce a part, qui lui a permis de survivre et de s’adapter : l’homme était un animal social.

D’avoir été témoin de ce changement d’attitude misérable a simplement renforcé mes préventions et mes clichés. Nous sommes une espèce en voie d’abêtissement et de disparition, et nous sommes la cause de notre déclin. Après les Lemmings et les Dodos, c’est au tour de l’homo Sapiens de se jeter du haut de la falaise…digitale celle-ci !  Allez les « beaufs », en avant ! Le concept de « l’Anthropocène », l’ère humaine, a été récemment adopté par la communauté scientifique internationale comme définissant la période ou l’homme a commencé à avoir un impact négatif sérieux sur le système qui le supporte, sur notre planète. Nous vivons l’ère Anthropocène. En fait, comme l’a si bien dit Bernard Shaw, « l’homme est le seul animal qui rougisse, c’est d’ailleurs le seul animal qui ait à rougir de quelque chose ! ».

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La revue trimestrielle MARINE & OCÉANS est éditée par la "Société Nouvelle des Éditions Marine et Océans". Elle a pour objectif de sensibiliser le grand public aux principaux enjeux géopolitiques, économiques et environnementaux des mers et des océans. Informer et expliquer sont les maîtres mots des contenus proposés destinés à favoriser la compréhension d’un milieu fragile.   Même si plus de 90% des échanges se font par voies maritimes, les mers et les océans ne sont pas dédiés qu'aux échanges. Les ressources qu'ils recèlent sont à l'origine de nouvelles ambitions et, peut-être demain, de nouvelles confrontations.

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