Ma vie à McMurdo

J’allais au salon et Tim m’a dit bonjour. La notion de temps est différente à McMurdo. Il travaille la nuit et vient de se lever. C’est le matin pour lui. Il est 18h pour moi. Est-ce que ça importe ? Non… ici nous maitrisons notre temps car pour l’instant, notre temps n’est qu’un cycle de 24 heures de jour, juste interrompu par nos alarmes respectives et un séjour « quotidien » dans nos chambres sans fenêtres. Le jour ou la nuit n’est qu’un horaire de travail, pas un cycle stellaire. Notre horloge interne n’est pas heureuse en ce moment ! Le rythme circadien suit toujours un cycle de 24 heures et a du mal à s’adapter aux horaires spécifiques à McMurdo.

Nous vivons donc dans un avant-poste, sur la glace. Nos réveils-téléphones sont calés sur le fuseau horaire néo-zélandais, mais nous sommes à la merci de nos horaires de travail pour ce qui concerne notre vie « quotidienne ». Pour survivre, c’est-à-dire supporter les changements, il faut se créer et maintenir une routine entièrement liée à un horaire de travail artificiel qui ne dépend pas du soleil et des étoiles, qui ne dépend pas d’un cycle naturel de jour et d’obscurité, et qui ne dépend pas de ce que votre montre et téléphone affichent. C’est autour de cet horaire, à chacun le sien, que nous passons notre vie. Pour que cela fonctionne, il faut donc développer et suivre cette routine stricte pour éviter la colère et la frustration. L’individu n’est pas le centre du monde dans un tel environnement. Ce n’est pas comme trop souvent répété à la maison, ce n’est plus ce qu’on vous a dit et enseigné. Non, le mantra du continent ne s’applique pas ici : vous n’êtes ni unique ni spécial. Si vous allez aux toilettes, à la douche, faire la lessive, ou manger aux heures de pointe, vous avez perdu ! C’est comme le Monopoly : Il faut retourner à la case départ, perdre du temps (l’amende !), et appliquer un plan B. Vous n’êtes PAS spécial et vous attendrez votre tour !

Chaque jour, mon téléphone-réveil me réveille à 5 h 15, heure de Nouvelle-Zélande, et je me lève dans le noir. J’enfile mes claquettes que j’avais repositionnées la veille et attrape ma serviette de bain qui pend au bout de mon lit. Je récupère ma brosse à dents et mon dentifrice, mon rasoir électrique et la clé de ma chambre, posés, la veille, sur mon kit d’hygiène à l’intérieur de mon armoire métallique. Je prends la bouteille de savon-douche qui est sur le sol à côté de ma table de chevet. Je sors. Je me rase, prends une douche et retourne dans ma chambre où j’allume ma lampe de poche. Je la pose sur mon lit, face à l’oreiller, pour limiter son éclat car mes « colocataires » dorment encore. Mes vêtements pour la journée sont déjà suspendus à la porte de l’armoire et je m’habille. J’échange les tongs avec une de mes paires de chaussures alignées sous mon lit et remplis mes poches. Tout est posé sur la table de chevet : mon portable, mon téléavertisseur, mon couteau pliant corse. J’enfile le collier avec mon badge et ma clé de bureau électronique. Une fois prêt, je fais mon lit, au carré. En partant, j’attrape mon blouson et mon sac à dos qui sont suspendus à la barre de lit depuis la veille, et je ressors après avoir éteint ma lampe de poche. Dans le hall de la cuisine, je pose mon sac et pends la veste. Je vais vers les kiosques informatiques, m’assois devant l’un des nombreux ordinateurs publics et me connecte ; j’ouvre et j’imprime mon « journal », le résumé des informations du Times d’hier ! Je retourne dans le hall et me lave les mains à la station de lavage avant d’entrer dans le réfectoire proprement dit.

L’heure du déjeuner ! J’attrape un plateau bleu, sors deux serviettes en papier et pose une assiette dessus pour qu’elles ne tombent pas. Le repas « Midrats » est servi. C’est le repas des employés qui ont une rotation de 12 heures. Leur dîner ! Je m’assure d’équilibrer mes légumes verts et mes viandes (dans le doute, spaghettis sans sauce) Au plateau de desserts, je sélectionne toujours un gâteau moelleux quelconque que je mets dans un bol et recouvre de yaourt, mon laitage quotidien. Je remplis mon premier verre d’eau au distributeur automatique et le bois sur place avant de le remplir de nouveau avec un jus de pomme ou tout autre « jus ». Je prends aussi une tasse de café chaud et je m’installe quelque part pour mon petit-déjeuner et mon « journal » du matin. Vous pouvez déjà voir que manger n’est pas trop important pour moi. Je me nourris et j’équilibre mes repas, j’évite les œufs servis tous les jours pour le petit-déjeuner régulier — cholestérol — et je m’assure d’avoir une sorte de laitage. Quand on a de la chance et qu’un avion arrive, on reçoit aussi les « freshies » : pommes, poires, bananes, fraises (distribuées à la main, une par personne), et les salades de tomates fraîches, céleris et autres choux rouges ou rondelles d’oignon. C’est un régal que j’apprécie mais je ne cours pas après et n’en rêve pas non plus. Depuis mon premier jour sur la glace, j’ai sauté le déjeuner et juste après Noël, j’ai aussi commencé à éviter le dîner. Mon petit-déjeuner, le « dîner » des midrats, est aussi le dîner habituel et je n’ai pas assez faim pour faire le même repas deux fois dans la journée. De plus, tous les jours à midi, je monte Ob Hill ou traque des reliques à la base. Je grignote un morceau de biscuit ou de pizza en milieu d’après-midi. Par conséquent, mon incursion du soir au réfectoire se limite à un verre d’eau. Si je ne veux pas répondre à l’appel de la nature à deux heures du matin, je dois arrêter de boire avant sept heures

Les soirées sont pour moi un moment pour faire un tour et explorer davantage. Je recherche une sculpture métallique cachée (en ai trouvé 15), un nom de véhicule (en ai trouvé 88) ou j’assiste à des conférences ou des présentations. Je vais aussi au salon pour regarder un film ou lire, et regarder quelques employés interagir, jouer au ping-pong ou aux échecs, regarder la télévision, faire un puzzle, ou pour la majorité, s’affaler avec le portable à la main, merci Starlink ! A 9h ou 9h30, c’est l’heure du coucher. Souvent, mes colocataires sont déjà partis ou au lit. Je règle mon réveil sur 5h15 et le branche sur son chargeur. Je pose mon téléavertisseur, mon couteau corse et mes badges sur la table de nuit. Je pose la clé de ma chambre sur ma trousse de toilette et prépare des vêtements propres au-dessus de la porte métallique de l’armoire. J’enlève mes chaussures et les troque avec mes claquettes, je remballe mon sac à dos si besoin est, change peut-être ma « veste du jour » pour une autre, enfile mon pyjama et éteins ma lampe torche que je « colle » à la verticale sur le même coin de ma table de chevet, sur sa base magnétique. Je vais me coucher et je dors généralement profondément, peu importe qui piétine dans le couloir, arrive tard au lit ou se lève pendant la nuit.

Voilà. Petit-déjeuner copieux (mon seul repas chaud), presque pas de déjeuner ni de dîner, trois verres de liquide tôt le matin, deux en fin de journée et environ 4 cafés ou thés entre les deux. De plus, à cause de ces habitudes (anormales ?) J’ai raté tous les Taco Tuesdays, Gyros et hamburgers. J’ai aussi raté tous les brunchs car mes horaires sont les mêmes toute la semaine. Au moment où le brunch commence, à dix heures du matin le dimanche, notre seul jour de congé, je suis déjà debout, douché, lit fait, lessive faite, journal lu, et en train de mener une exploration personnelle quelque part

Je travaille 9 heures par jour, 6 jours par semaine. Il faut une routine pour que ça marche, pour naviguer dans les pièces sombres, « survivre » à la vie de dortoir et de réfectoire. Nous ne pouvons pas tout avoir et tout est une question de choix. J’aime la simplicité. Je fais simple ! Mais pour certains… ça peut être brutal !

Exemple : Lorsque je fais ma lessive, je prends un livre avec moi, je vais à la buanderie, je retourne un seau, je m’assieds dessus et j’attends qu’une machine se libère si elles sont déjà toutes en marche. Une fois qu’une est vide, je la remplis, lance un cycle court… et lis. Une fois terminé, j’attends le premier séchoir disponible s’ils sont déjà tous utilisés. Ma lessive me prend une heure environ, et le prix à payer est une bonne lecture. Je profite aussi du divertissement gratuit offert par ceux qui jouent à la loterie de la lessive : ils ou elles entrent au hasard dans l’espoir de trouver une machine vacante, et ils ou elles repartent souvent frustrés, en claquant les portes et en maudissant le programme US en Antarctique lorsqu’il n’y a pas de machine disponible. Et ils recommencent plus tard, encore et encore ! Ils réapparaissent toutes les 30 ou 45 minutes parce que l’espoir est un plan pour eux. Ce n’est pas pour moi, merci ! Rester simple ! Faire simple ! Ce motto est suspendu au-dessus de ma porte d’entrée à la maison : « Keep it simple ! »

 

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La revue trimestrielle MARINE & OCÉANS est éditée par la "Société Nouvelle des Éditions Marine et Océans". Elle a pour objectif de sensibiliser le grand public aux principaux enjeux géopolitiques, économiques et environnementaux des mers et des océans. Informer et expliquer sont les maîtres mots des contenus proposés destinés à favoriser la compréhension d’un milieu fragile.   Même si plus de 90% des échanges se font par voies maritimes, les mers et les océans ne sont pas dédiés qu'aux échanges. Les ressources qu'ils recèlent sont à l'origine de nouvelles ambitions et, peut-être demain, de nouvelles confrontations.

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