Nouvel An en Antarctique

Photo de la hutte de l’explorateur Shackleton, au cap Royds, 1907-1909.

Celui-ci est diffèrent pour plusieurs raisons. Je l’ai passé « au fond du monde », en bas, entouré par la mer de glace, un volcan en activité, une masse humaine diverse et pleine de talents…et de defaults. J’ai 62 ans, les enfants sont casés, et mon épouse et moi essayons de trouver un nouveau centre de gravité à notre vie. Ma mère vient de rejoindre mon père dans un monde que j’espère meilleur. Mais cela sous-entend que le nôtre ne l’est pas et cela est une insulte à nos parents, nos grands-parents, et les leurs.

Nous nous sommes tous plaints et nous plaignons toujours. S’ils pouvaient voir ce que nous avons et ce que nous pouvons faire, nos ancêtres nous mettraient une paire de gifles pour nous réveiller, pour nous faire réaliser que tous les jours, notre monde est un petit peu meilleur que le jour d’avant. Je parle de notre monde, celui dans lequel vous et moi avons eu la chance de naitre, ce monde « occidental » et « développés ». Si nous étions tous citoyens d’une nation du tiers monde, en voie de développement, le discours serait certainement différent mais ce n’est pas le cas, et je ne me condamnerai pas pour l’obtention accidentelle d’un sort favorable, et ne me culpabiliserai pas non plus. Cependant, gaspiller cette vie meilleure qui nous a été donnée à coup de pioche, souvent de canons, qui a couté si cher en amour, en sueur et en sang, devrait être un péché mortel punissable d’un enfer qui, s’il n’existe pas, devrait être créé. Ici, les visites des huttes historiques des premiers explorateurs de l’antarctique, sont autant de preuves que la vie de nos anciens étaient beaucoup plus dure que la nôtre, mais aussi que leur force physique et mentale, et leurs valeurs, étaient aussi incomparables.

Hier, pour le « Ice Stock », le festival traditionnel de fin d’année de McMurdo, je me suis porte volontaire pour aider le Commodore du Yacht club de l’ile de Ross à participer à la compétition annuelle de chili (et oui, on a même un Yacht club). De onze heures du matin à 20 heures, en plein air, j’ai coupé et bruni la viande (poulet, bœuf, porc, chorizo), l’ai mélangé à la sauce tomate et aux épices, et ai remué le tout sans arrêt pour éviter à ce chili sans haricots de bruler ou de coller au fond de la marmite géante de 50 litres. Température moyenne, -4 Celsius avec des pointes à -11 quand le vent soufflait. Veste polaire, bonnet, gants, pantalon a doublure, chaussettes en laine d’alpaca, chaussures goretex, j’ai tenu le coup sans même mettre mon équipement grand froid. – 4° ici, c’est l’été. Mais à la fin de la journée, j’avais quand même froid, surtout que pour le service il m’a fallu retirer les gants ! « Pas glop » disait Pifou (si vous êtes assez âgés pour avoir lu Pif, vous savez ce que je veux dire). Tout cela pour dire qu’à la vue des gros godillots en cuir, des pantalons en toile brute, des sous vêtement de laine et autre manteau en fourrure, qui pendent çà et là dans ces huttes centenaires, on redonne une certaine dimension surhumaine aux exploits de ces explorateurs dont beaucoup ont soufferts, et péris pour la grandeur de leurs pays et pour l’avancement de la science. Je ne prendrai que les exemples de Scott et de Shackleton pour comparer leurs expéditions dramatiques aux explorations qui les ont succédées, car les traces de leurs passages sont tout autour de moi, de McMurdo.

Un continent inconnu, des systèmes de navigation rudimentaires, le soleil ou la nuit permanente, un froid intense (La température la plus froide jamais enregistrée en Antarctique était de – 89,6°C à la station russe de Vostol en 1983), un régime alimentaire, des vêtements et un équipement inadaptés. Ajoutez à cela une expérimentation et une adaptation permanente qui sanctionnaient gravement les erreurs, la connaissance payée par le sang, ou la mort. Les hommes de Scott et de Shackleton nous ont ouvert la route, et pendant que je faisais cuire mon chili au son des différents groupes qui animaient la fête (Hard Rock, Rock, Country, pop…), bien couvert et à deux pas de nos bâtiments chauffés, je repensais à la dernière séance de formation médicale. Je fais partie du groupe de volontaire qui forme l’équipe de support médical en cas d’accident majeur avec grand nombres de victimes (Massive Casualty Incident Team). Jeudi dernier nous nous sommes binômés et avons effectué un prélèvement sanguin sur l’autre, à tour de rôle. Puis la classe s’est centrée sur l’hypothermie et les dégâts que le froid cause au corps humain…photos à l’appui. Dur dur ! Il y a un grand écart entre la lecture abstraite de Scott racontant ses derniers jours et ceux de ses équipiers dans « Le pire voyage au monde » (Cherry-Garrard), et la visualisation des effets du froid sur un grand écran. Repenser à cela, transposer les cloques, le noircissement des extrémités, la perte de mobilité et de capacité mentales, et essayer d’imaginer la douleur incroyable que ces hommes ont endurés stoïquement jusqu’à la mort est un exercice difficile mais très révélateur ! Oui, Scott m’aurait certainement donné une paire de claque hier quand j’ai commencé à examiner mes doigts nus entre deux louches de chili en buvant du chocolat chaud et en écoutant un solo de guitare électrique.

Ah oui… je m’égard. Bonne année 2023… Un monde meilleur…Vous avez un job ou le chômage, une couverture sociale et médicale, une voiture et la télé, TikTok, Netflix, et Amazon prime qui vous livre dans la maison vos gadgets chinois inutiles et au rabais en 2 ou 4 heures…Toutes nos guerres depuis la « dernière » ont été des proxys, ailleurs, loin, combattues par des professionnels que vous ne connaissez pas ou côtoyez peu… Vos privations ? Rouler moins car l’essence est trop chère ? Aller un peu moins au resto car les prix augmentent ?  Devoir travailler pour payer ses études ou rembourser un prêt étudiant ?  Retourner vivre chez vos parents pour pouvoir acheter le dernier Iphone 23 ?

Aaaaargh… à mon tour maintenant de distribuer les claques ! Je suis parti de la maison à 18 ans, ai bossé toute ma vie. Ma première machine à laver, en 1990, était celle de mes parents, un de leurs cadeaux de mariage de 1958, à brancher à une bouteille de gaz pour avoir l’eau chaude, et aux commandes mécaniques et manuelles. Oublier la pendant un cycle et elle tourne sans arrêt ! Avant cela, c’était le lavomatique. Ma première maison, achetée, a 51 ans avec 30 000 euros en dépôt… 30 années d’économies. Ma première et seule voiture neuve, une Suzuki familiale en 2002 pour 14 000 euros. Les vêtements au Monoprix, le bus pour aller à l’école, la télé noire et blanc des voisins et Zorro le mercredi après-midi… au suivant pour les claques !

Bonne année 2023…tout n’est pas si mal. Vous avez cette chance incroyable d’avoir la Vie et accès a un monde plutôt confortable et sûr. Vous avez la Liberté, celle d’élire vos leaders, de manifester votre colère, mais aussi de faire vos choix propres et de les assumer, de vivre confortablement « métro-boulot-streaming-dodo », ou de pousser l’expérience au-delà de votre « zone de confort » pour avoir des histoires à raconter à vos enfants, car il faudra en faire. Si vos parents et grands-parents n’avaient pas eu un peu de foi dans leur futur après les deux grandes guerres (et peu d’accès au confort de la contraception), vous ne seriez pas là, pour trop d’entre vous, en train de déclarer que ce monde qui vous gâte, n’est pas digne de votre descendance. Enfin, votre dernière carte, la recherche du bonheur ! A quoi bon la vie et la liberté si votre quotidien n’est fait que de misères et de peurs trop souvent amplifiées à tort. Essayez de changer les choses sur lesquelles vous exercez un contrôle quelconque et incorporez le reste, au mieux. Vous ne devriez avoir peur que d’une chose : l’échec de bien vivre votre vie ! J’ai 62 ans et ai souvent échoué, mais pas par faute d’avoir essayé de réinventer ma vie, encore et encore.

Bonne Anne 2023 et Carpe Diem !


Photos 2022 de la hutte de l’explorateur Shackleton, au cap Royds, 1907-1909.


Copie d’un télex de Kennedy aux stations polaires en 1961.
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