L’Islande considère-t-elle ce bouleversement comme un danger ou comme une opportunité ?
La fonte des grandes calottes glaciaires, notamment au Groenland, entraînera une montée du niveau des mers qui constituera pour l’Islande, comme pour tous les autres pays, une menace considérable. D’un autre côté, l’ouverture de nouvelles routes maritimes à travers l’Arctique et les régions septentrionales du globe placera l’Islande, au moins pendant un certain temps, au cœur du transport maritime mondial. L’Islande a par ailleurs connu ces dernières années – comme d’autres pays nordiques – une croissance du tourisme en partie due à l’intérêt croissant porté à l’Arctique et aux régions septentrionales.
Vous avez participé, ces dernières années, à de nombreuses conférences sur l’Arctique et vous vous êtes déplacés dans de nombreux pays arctiques. Pourquoi et comment l’Arctique est-il devenu une telle priorité pour le Président islandais ?
Dans les années 1990, l’Islande a été, avec les sept autres pays arctiques, l’un des membres fondateurs du Conseil Arctique. C’est pourquoi, sous ma présidence, la coopération en Arctique et les problèmes de l’Arctique ont été progressivement au cœur des relations de l’Islande avec les autres pays. Les États arctiques – y compris la Russie et les États-Unis – mais aussi des pays d’Europe et d’Asie, tels que la Chine, l’Inde, la Corée du Sud et Singapour, cherchent de plus en plus à dialoguer avec l’Islande sur les questions arctiques. J’ai pour ma part souligné l’importance de la coopération entre scientifiques mais aussi entre les organisations non gouvernementales, les populations indigènes, les militants écologistes et les leaders régionaux en Arctique. J’ai notamment contribué, dans les premières années de ma présidence, à établir le Forum des recherches nordiques.
Cela ne vous irrite-t-il pas d’entendre de la part de certains représentants du Conseil Arctique que l’Islande n’est pas un Etat côtier de l’Arctique mais seulement un « Etat arctique » quand nombre d’arguments scientifiques et juridiques tendent à prouver le contraire comme la convention OSPAR – convention pour la protection de l’environnement maritime de l’Atlantique du Nord-Est – qui identifie les eaux arctiques à partir du 60eme parallèle incluant de ce fait l’intégralité des eaux islandaises ?
L’Islande a souligné avec beaucoup de force que le Conseil arctique, composé de huit pays arctiques, ne devait pas être affaibli, et le succès des récentes négociations au sein du Conseil a prouvé la sagesse de cette politique. Par conséquent, il n’est pas productif de commencer à mettre l’accent sur les sous-groupes tels que « les États côtiers de l’Arctique » dans la famille des nations arctiques. L’évolution constructive du Conseil arctique prouve, sans le moindre doute, que la coopération étendue est la voie à suivre.
L’Arctique est un espace qui risque de passer de la préservation totale à l’exploitation totale. Cela nécessite d’établir des règles. Quelle gouvernance voyez-vous pour l’Arctique ?
Le droit de la mer, la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM), et le Conseil Arctique fournissent actuellement le cadre de la gouvernance de l’Arctique, ou constituent au moins une base suffisante permettant de discuter et de relever les défis à venir. La culture de coopération constructive qui a prévalu au sein du Conseil Arctique nous sera très utile, d’autant plus qu’elle s’appuie sur des liens solides avec la communauté scientifique, les organisations non gouvernementales et les associations des peuples indigènes qui vivent en Arctique depuis des centaines, voire des milliers d’années.
L’Islande est-elle favorable à l’ouverture du Conseil Arctique à des Etats non riverains au motif notamment que les dangers liés à l’exploitation de l’Arctique (risque d’accident maritime, de pollution etc…) peuvent aussi les concerner ?
L’Islande est favorable à la demande formulée par les États non arctiques qui souhaitent se joindre au dialogue au sein du Conseil Arctique, mais leur rôle doit être défini de façon à maintenir la structure constructive existante du Conseil et les pratiques axées sur le résultat qui ont permis le bilan positif du Conseil. Il est clair que les grands pays maritimes et commerçants, ainsi que les grandes institutions scientifiques, par exemple en Europe et en Asie, auront un rôle légitime à jouer dans le futur de l’Arctique.
Transport maritime, notamment de produits pétroliers et chimiques, exploitation des ressources sous-marines, nouvelles zones de pêche, tourisme… jusqu’où doit-on, ou peut-on, aller dans l’exploitation de l’Arctique ?
Nous devons garder à l’esprit que l’exploitation de l’Arctique est un phénomène récent et nous devons donc procéder avec prudence en tenant compte des informations scientifiques et des préoccupations environnementales. Dans les premières décennies du XXe siècle, de grandes zones de l’Arctique étaient encore inconnues. L’Arctique n’est devenu un espace de coopération que dans les années 1990, et c’est encore plus récemment que l’intérêt croissant des autres pays pour cette région en a fait un espace d’enjeux économiques et politiques. Le Conseil Arctique a commencé à s’occuper de manière constructive de l’évolution future de la région à travers, par exemple, un accord sur la recherche et le sauvetage et un nouveau protocole sur les déversements d’hydrocarbures. Toutefois, les discussions sur la pêche en Arctique, sur le tourisme responsable et sur d’autres aspects économiques de l’exploitation de l’Arctique du XXIe siècle n’en sont encore qu’au début.
Quels sont les projets et les moyens possibles pour surveiller et sécuriser ce nouvel espace de navigation afin de limiter les risques de collision et de naufrage, avec les conséquences que l’on imagine sur l’environnement ?
Comme je vous l’ai indiqué, le Conseil Arctique formule déjà des accords et des règlements sur la navigation et sur d’autres activités. Mais il est clair qu’il reste encore beaucoup à faire. J’ai été rassuré par la vision responsable des dirigeants russes dans ce domaine lors de mes discussions avec eux ces dernières années, eu égard à l’importance particulière de la longue côte russe.
Une exploitation intensive des ressources pétrolières offshore en Arctique ne vous inquiète-t-elle pas au regard de ce qui s’est passé avec la plateforme Deepwater horizon au large de la Louisiane en 2010 ?
Nous devrions tous nous inquiéter au sujet des risques liés à l’exploitation des ressources pétrolières offshore en Arctique. Il est encourageant de constater que de nombreuses compagnies pétrolières sont devenues, ces dernières années, plus responsables et soucieuses de leurs actes dans ce domaine. Nous devons créer un forum constructif où les sociétés de forage, les autorités nationales et régionales, les scientifiques, les écologistes et les représentants des peuples indigènes se réuniront pour examiner ces questions.
Quels sont les projets de l’Islande en Arctique au regard de ces nouvelles perspectives ?
L’Islande est déjà engagée de différentes manières dans l’ouverture de l’Arctique. Notre coopération croissante avec le Groenland dans de nombreux domaines comme le transport aérien ou la construction, démontre l’évolution en cours. Les discussions avec les autorités portuaires européennes sur la manière dont l’Islande pourrait héberger des ports sur les nouvelles routes commerciales, que ce soit la route maritime du Nord, ou le passage direct par le pôle Nord, en sont un autre exemple. La croissance extraordinaire du tourisme nordique, que ce soit dans le secteur de la croisière ou dans tout autre secteur, illustre également l’attraction qu’exerce désormais chaque année l’Arctique sur des milliers de personnes. Les petites nations et les communautés de l’Islande et d’autres régions de l’Arctique doivent réfléchir sur la façon de gérer cette nouvelle forme de tourisme, presque inconnue il y a encore 20 ou 30 ans.
Outre l’Union européenne, avec qui d’autres discutez-vous de projets portuaires, et comment seraient financés ces projets ?
Des représentants de pays d’Asie, tels que Singapour et la Chine, ont exprimé un intérêt à explorer les possibilités de ports en eau profonde en Islande. Mais tout comme celles entamées avec les autorités portuaires européennes, ces discussions en sont à leur début si bien que leur dimension financière n’a pas encore été évoquée.
Vous avez eu ces dernières années de nombreux contacts avec des hauts responsables chinois. Le Premier ministre chinois, M. Wen Jiabao, s’est lui-même rendu en Islande en avril 2012 (1). Quelles relations entretenez-vous avec la Chine ?
Nous avons entamé avec ce pays une coopération scientifique, économique et diplomatique, comme avec de nombreux autres pays, en Europe, en Asie et dans d’autres régions du monde. Le voyage en 2012 – de Shanghai à l’Islande en passant par l’Arctique – du brise-glace chinois Dragon des neiges, avec à son bord environ 60 scientifiques chinois, a démontré le vif intérêt scientifique de la Chine pour l’Arctique. Lors d’un forum public organisé par l’Université d’Islande – à l’occasion duquel des accords de coopération scientifique avec l’Institut chinois de recherche polaire (PRIC) ont été signés – les Chinois ont expliqué les conséquences que la fonte, en 2007, de glace de mer arctique avait eue, l’hiver suivant, dans leur pays avec la survenance de graves accidents météorologiques. Début 2013, nous avons eu connaissance de rapports sur des phénomènes météorologiques extrêmes similaires en Chine, suite à la fonte de la glace de mer arctique en 2012. La communauté scientifique chinoise est également intéressée par l’observation des aurores boréales, à partir d’une petite station en Islande, en coopération avec le Conseil islandais de la recherche et notre communauté académique.
Il n’est de secret pour personne que la Chine cherche à s’implanter en Arctique non seulement pour accéder à ses immenses ressources énergétiques dont elle a impérativement besoin que pour l’intérêt géopolitique que cela représente pour elle. Comment réagissent vos partenaires du Conseil de l’Arctique, notamment américains et canadiens, devant les accords que vous passez avec la Chine ?
Nous n’avons connaissance d’aucune réaction des États-Unis ou du Canada, ou de nos autres partenaires du Conseil arctique, sur les accords que nous avons passés avec la Chine. La Chine a également entamé une coopération scientifique avec d’autres pays arctiques, et l’Islande n’est donc pas, à cet égard, un cas particulier.
L’Islande pourrait-elle constituer une base avancée opérationnelle pour la Chine en Arctique ?
Il n’y a eu aucune discussion avec la Chine sur ce que vous appelez « une base avancée opérationnelle chinoise».
L’Islande pourrait-elle un jour accorder une base aux navires de guerre chinois en Arctique ?
Non.
Vous êtes connu pour être l’un des chefs d’Etat arctique les plus ouverts sur la participation d’Etats « non Arctique » au Conseil arctique et sur le renforcement de la coopération internationale dans la région. L’ancien Premier ministre français, M. Michel Rocard, actuellement ambassadeur de France pour les questions arctiques et antarctiques, a déclaré à l’issue de sa visite en Islande, en octobre 2012, que sa relation d’amitié avec vous et la qualité de celle qu’il entretient avec le gouvernement islandais faisait de l’Islande le meilleur partenaire arctique de la France. Souhaitez-vous voir renforcée la coopération avec la France ?
J’ai eu le privilège d’accueillir dans mon pays Michel Rocard, ancien Premier ministre français et actuel Ambassadeur de France en Arctique. Il a en fait visité l’Islande à deux reprises ces dernières années et nous avons eu plusieurs discussions constructives. Je l’ai invité à prononcer une conférence publique dans la série des Conférences présidentielles. En outre, nous lui avons facilité le dialogue avec de nombreux dirigeants, scientifiques et autres spécialistes de l’Arctique en Islande. Je pense que ces visites de Michel Rocard en Islande ont été très profitables et ont contribué à bâtir une nouvelle relation entre la France et l’Islande en ce qui concerne l’Arctique.
Où en est la candidature de l’Islande à l’entrée dans l’Union européenne ?
Bien que le Parlement islandais ait décidé il y a quelques années de demander l’adhésion à l’Union européenne, influencé par l’effondrement des banques et la crise financière, une forte majorité de la population islandaise y est maintenant et depuis longtemps opposée. Bien qu’elles aient commencé depuis plusieurs années, les négociations n’ont pas encore traité des points les plus délicats, tels que la pêche, l’agriculture et les ressources naturelles. Ces négociations n’aboutiront donc à aucune conclusion significative avant les élections parlementaires qui auront lieu en Islande cette année (2).
En tant que membre de l’Espace économique européen, l’Islande pourrait-elle participer au développement de la stratégie arctique de l’union européenne face à celle de pays riverains comme les Etats-Unis, le Canada ou la Russie ?
Le Conseil arctique, la coopération bilatérale avec les autres pays arctiques, les discussions avec les pays d’Europe, d’Asie et d’autres régions du monde intéressés par les questions arctiques, constituent le cadre dans lequel l’Islande aborde de manière constructive les questions arctiques.
Certains comparent parfois l’Islande au Qatar : un petit pays dont l’influence grandit tant en raison de sa situation géopolitique que de son intense activité diplomatique. Qu’en pensez-vous ?
Certains trouvent sans doute cette comparaison intéressante, mais je ne l’ai jamais entendue lors de mes rencontres et discussions. L’Islande, comme le Qatar et d’autres pays, appartient à la famille des petites nations. Nous avons tous quelque chose à apprendre les uns des autres, même si chacun doit faire face à des problèmes et à des défis spécifiques. J’ai eu le privilège de participer à des discussions avec de nombreux représentants du Qatar, ainsi que d’autres petits pays du Moyen-Orient. De même, les représentants de nombreuses petites nations ont visité l’Islande afin d’apprendre de notre expérience. Ainsi, nous bénéficierons tous d’un dialogue et d’une coopération renforcés.
(1) La Chine et l’Islande ont signé, en avril 2012, à Reykjavik, six accords de coopération dont un accord-cadre sur l’Arctique, à l’occasion de la visite du Premier ministre chinois, M. Wen Jiabao. Selon un communiqué du cabinet du Premier ministre islandais, Mme Jóhanna Sigurðardóttir, ces accords portent notamment sur la coopération dans le domaine des sciences et technologies marines et polaires, de la géothermie, de l’énergie solaire et sur la promotion réciproque des deux pays.
(2) L’Islande a annoncé, le 14 janvier 2013, la suspension de ses négociations en vue de son adhésion à l’Union européenne, dans la perspective des élections législatives d’avril 2013 qui pourraient amener au pouvoir un gouvernement eurosceptique et interrompre le dialogue. (Source Reuters). Cette interview du Président islandais a été réalisée, début janvier 2013, quelques jours avant cette annonce officielle.