Les océans jouent un rôle essentiel dans la régulation du climat, dans les variations et les distributions des températures et des précipitations ainsi que dans la capacité de la planète à accueillir la vie. Ces fonctions cruciales sont aujourd’hui menacées par les changements climatiques d’origine anthropique qui renforcent un phénomène sérieux et inquiétant, bien que peu connu : l’acidification des océans.
Recouvrant plus de 71% de la surface de la Terre, puits naturels de carbone dont on mesure bien l’importance, via le plancton, les coraux et les poissons, les océans ont absorbé, depuis le début de la révolution industrielle, environ un quart des émissions de dioxyde de carbone (CO2) provenant des activités humaines. En effet, selon une étude publiée dans la revue Nature en août dernier, 25% des émissions sont absorbés par les océans, 25% par les écosystèmes terrestres et 50% stagnent dans l’atmosphère. Ces émissions ne cessent d’augmenter. Il faut savoir qu’elles sont passées de 1,7 milliards de tonnes de CO2 en 1950 à 33,6 milliards en 2010 et 34,8 milliards en 2011. A ce rythme, la concentration en CO2 devrait atteindre les 400 parties par million (ppm) en 2016, contre 390 ppm aujourd’hui, un taux franchi pour la première fois depuis un million d’années. Rappelons qu’en 1800, cette valeur était de 280 ppm. Il est, alors, facile d’imaginer que les océans ne ressortent pas indemnes d’un tel constat et que les bouleversements en résultant affectent durablement l’équilibre climatique et la biodiversité marine.
La composition chimique des océans a été modifiée de manière radicale. Effectivement, le dioxyde de carbone (CO2) présent dans l’atmosphère se dissout dans les eaux de surface et provoque la formation d’acide carbonique (H2CO 3). Celui-ci dissout à son tour le carbonate de calcium présent dans l’eau de mer, diminuant sa concentration en carbonates et abaissant son pH. L’acidification des océans se traduit ainsi par l’apparition d’un milieu plus acide, particulièrement corrosif et pauvre en minéraux carbonatés, et ce d’autant plus que l’apport de dioxyde de carbone est massif et rapide.
D’après le Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat (GIEC), l’augmentation du taux de CO2 dans l’atmosphère devrait encore diminuer le pH des eaux de surface de 8,14 actuellement à 7,8 d’ici la fin du siècle, soit une baisse de 0,3 unités sur une échelle logarithmique. Prévision confirmée par le rapport sur l’acidification des océans, publié par le Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE) en décembre 2010, qui conclut à l’accélération progressive de l’acidification et envisage une diminution du pH de 0,4 unités d’ici 2100. Cette diminution comprise entre 0,3 et 0,4 unités correspond à un triplement de l’acidité moyenne des océans depuis le début de la révolution industrielle, ce qui pourrait se traduire bientôt par une acidification des océans comparable à celle observée pendant le Paléocène-Eocène Thermal Maximum (PETM), il y a 56 millions d’années.
Par ailleurs, les estimations des niveaux futurs de dioxyde de carbone, établies par la National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA), en fonction de scénarios de statu quo en matière d’émissions de CO2 , indiquent que les eaux de surface des océans pourraient être environ 120 % plus acides d’ici la fin du siècle. Ceci signifie que la baisse du pH des océans atteindrait un niveau encore jamais enregistré. Dans un tel contexte, et face à la rapidité de cette évolution, il est difficile de savoir quelles seront à terme les réactions et les adaptations des organismes marins.
De graves effets
Les impacts de l’acidification sur les écosystèmes océaniques et la biodiversité marine sont tout à fait préoccupants et soulèvent de sérieuses interrogations.
Les conséquences de cette injection massive de CO2 dans les océans n’ont commencé à être étudiées qu’à partir de la fin des années 1990 et restent assez mal connues. Même si l’ampleur de ses effets a fait l’objet de peu de recherches, le problème de l’acidification n’est pas contesté. Il apparaît, ainsi, désormais évident que plus les océans s’acidifient, plus les écosystèmes océaniques sont menacés. Et plus il leur devient difficile d’absorber des émissions supplémentaires de dioxyde de carbone et de tenir leur rôle de puits naturels.
Des recherches sur les impacts biologiques de l’acidification, réalisées en laboratoire et au moyen d’expérimentations en mer, ont conclu que ce phénomène nuit très directement aux formes de vie océanique ayant besoin de minéraux carbonatés. Il s’agit des organismes et espèces marines qui sécrètent du calcaire et dont la croissance, la reproduction et la distribution vont être gravement affectées par l’acidification. En effet, les carbonates interviennent dans la fabrication des coquilles calcaires de nombreux organismes marins, qui se dissolvent plus facilement, en totalité ou partiellement, quand le pH diminue. Les premiers résultats publiés soulèvent de grandes inquiétudes sur le futur du plancton, des coraux profonds et des organismes qui dépendent d’eux pour leur nutrition ou leur habitat.
Sont menacés les calcificateurs marins, ces organismes produisant des coquilles et des squelettes faits de calcaire minéral (CaCO3). Ils comprennent les minuscules êtres vivants, composants essentiels de la chaîne alimentaire marine : le phytoplancton, plancton végétal constitué de milliards de microorganismes végétaux, et le zooplancton composé notamment de minuscules escargots ptéropodes. Sont également concernés la coquille et l’exosquelette de certains coraux, mollusques, crustacés, gastéropodes, oursins et autres échinodermes, qui, face à une diminution de minéraux carbonatés, ont davantage de difficultés à se former. Parmi eux se trouvent des espèces d’importance commerciale dont les mollusques bivalves, les huîtres et les palourdes. Les impacts de l’acidification y sont dés à présent détectables, comme ils sont aussi avérés sur la reproduction et la croissance des petits poissons.
Un milieu océanique plus acide peut non seulement entraîner une diminution de la calcification, ou le ramollissement des coquilles, mais aussi une hausse de la mortalité ou une réduction des taux de croissance de certaines espèces marines, comme le homard et le pétoncle. Il a été déjà démontré que l’acidification a des effets négatifs sur des espèces, comme le Limacina helicina, escargot ptéropode de l’Arctique et de l’océan Atlantique pélagique, et que des espèces comme le crabe et la crevette peuvent afficher, dans certaines conditions, des taux réduits de calcification et même de dissolution. Des modélisations préviennent aussi que les eaux polaires, par exemple, constitueront un milieu hostile pour les ptéropodes d’ici à 50 ans.
Par ailleurs, la question de la capacité d’adaptation des récifs coralliens abritant 25% des espèces marines est tout à fait inquiétante, car ce sont parmi les écosystèmes les plus riches de la planète et leurs fonctions sont innombrables (climat, protection des côtes, source d’alimentation, apports économiques). Leur squelette de carbonate de calcium est fragilisé par l’acidification de l’eau de mer, au point de ne plus parvenir à se constituer en certains endroits de la planète. Leur santé dépend de leur symbiose avec une algue unicellulaire, qui est rompue par l’augmentation de l’acidité. Celle-ci serait leur principale menace, pouvant rendre inhospitaliers les récifs de coraux de la plupart des océans d’ici à 2050, si les niveaux de CO2 présents dans l’atmosphère continuent d’augmenter. Leur disparition serait une catastrophe écologique. Même si certaines espèces marines s’adapteront plus facilement à l’augmentation de l’acidité, les réponses des organismes à l’égard d’un milieu plus acide auront des répercussions considérables sur la biodiversité, la structure des communautés marines, et les biens et services des écosystèmes. Les conséquences seraient la déstabilisation de la structure des communautés biologiques, la perturbation de la chaîne alimentaire ainsi que la réduction de la biodiversité et, à terme, des réserves halieutiques, mettant directement en jeu la sécurité alimentaire mondiale.
Des recherches indispensables
On voit à quel point l’imminence de ces menaces impose des actions immédiates. Parmi les priorités, l’amélioration des connaissances et des données scientifiques. Les impacts de l’acidification et les incertitudes rendent nécessaires l’approfondissement des recherches scientifiques sur les océans, tant dans les eaux de surface, qu’en grande profondeur, afin de déterminer ses répercussions sur les écosystèmes et organismes marins et sur le zooplancton et le phytoplancton à la base de la chaîne alimentaire et indicateur essentiel des répercussions des changements climatiques.
Plusieurs programmes internationaux s’attachent à mieux comprendre ces aspects.
Le premier projet européen EPOCA (European Project on Ocean Acidification), coordonné par Jean Pierre Gattuso, du Laboratoire d’Océanographie de Villefranche-sur-mer, a été initié en mai 2008 et doté d’un budget de 16,5 millions d’euros pour une durée de 4 ans. Il s’est achevé en avril 2012 en ayant permis de nombreuses découvertes et la publication de plus de 150 articles scientifiques, sur les quatre thèmes de recherches du projet : les changements de la chimie des océans et la biogéographie des organismes clés, les effets de l’acidification sur les organismes et écosystèmes marins, la définition de modèles climatiques à l’horizon 2100 ainsi que la détermination des seuils irréversibles d’acidité. Rassemblant plus de 160 chercheurs issus de 32 institutions, répartis sur 10 pays européens, cette initiative d’envergure a, notamment, souhaité constituer une base d’informations et de recommandations à l’attention des décisionnaires politiques et économiques et du grand public.
L’Allemagne, quant à elle, a lancé en septembre 2009 un programme national de recherche sur l’acidification des océans (BIOACID-Biological Impacts of Ocean Acidification) avec un budget de 8,5 millions d’euros sur une durée de 3 ans. Plus de 100 chercheurs venant de 14 instituts y contribuent. Le programme porte sur la mer du Nord et la Baltique, ainsi que sur les zones polaires ou tropicales principalement vulnérables à l’acidification et prévoit des partenariats avec les États-Unis et l’Union européenne.
Enfin, il convient de souligner que la principauté de Monaco est particulièrement concernée par les recherches en la matière et le défi de la protection des océans. Elle est riche de deux importantes fondations travaillant main dans la main. L’Institut océanographique, témoin privilégié de l’évolution des milieux marins depuis plus d’un siècle et la Fondation Albert II de Monaco, œuvrant plus globalement pour la biodiversité, la préservation des ressources en eau et la lutte contre les changements climatiques. Ainsi, la Déclaration de Monaco, préfacée par S.A.S le Prince Albert II, et signée en janvier 2009 par plus de 155 chercheurs en sciences de la mer, originaires de 26 pays, appelle à une réduction décisive des émissions de CO2 afin d’éviter que l’acidification des océans ne cause des dommages irréversibles aux écosystèmes marins.
Par ailleurs, installé à Monaco, le MESL (Marine Environmental Studies Laboratory), un des laboratoires de l’Agence Internationale de l’Energie Atomique (AIEA) va désormais gérer le centre de coordination internationale sur l’acidification des océans. Celui-ci sera chargé d’aider et de promouvoir les recherches scientifiques dans ce domaine et sera soutenu par plusieurs pays membres de l’AIEA et supervisé par de nombreuses institutions internationales, comme la Commission Océanographique Intergouvernementale de l’UNESCO et la Food and Agriculture Organization (FAO).
Mais si la collecte d’informations sur les océans est considérée comme prioritaire, il semble évident aujourd’hui que seuls une réduction immédiate et substantielle des émissions de CO2 dans l’atmosphère et le développement de technologies permettant son élimination limiteront l’acidification des océans et ses effets sur les écosystèmes marins.
Nous savons que nous avons engagé la Terre sur la voie de changements climatiques considérables dont l’ampleur ne pourra que croitre au fil du temps. Certains scénarios indiquent même que, pour rétablir l’équilibre, il faudrait stopper les émissions pendant des siècles, voire des millénaires. La vie océanique sera-t-elle stérilisée du fait de la destruction du phytoplancton par l’acidité croissante de l’eau ? Les espèces planctoniques calcaires seront-elles menacées de disparition? Comment s’adapteront-elles à des évolutions aussi rapides ? Comment se répartiront géographiquement les impacts ? Quelles seront les répercussions sur l’ensemble des chaines alimentaires marines et les ressources halieutiques, et, à terme, sur les systèmes humains?
Confrontés à trois grandes menaces que sont les pollutions, la surpêche et les changements climatiques, les océans sont sous pression dans toutes les régions du monde. Et les tensions aggravées par leurs effets cumulés ne semblent pas sur le point de s’alléger. Nul ne sait la capacité des écosystèmes marins à résister à l’ensemble de ces pressions, mais le constat est, d’ores et déjà, tout à fait alarmant et rend plus que jamais nécessaire l’adoption de décisions rapides face à l’ampleur des menaces, la définition d’une politique globale et la mise en place de réseaux d’institutions régionales et nationales destinées à la soutenir. Aujourd’hui, les connaissances scientifiques s’approfondissent, des stratégies d’adaptation existent et peuvent être mises en place et généralisées. Néanmoins, l’inertie de nos sociétés et la faiblesse de la volonté politique en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre condamnent les communautés humaines, les écosystèmes marins et terrestres à être vulnérables et à s’adapter à des impacts sans équivalent dans l’histoire de l’humanité. Les effets pourront en être dévastateurs.
Nathalie de Pompignan est consultante en sciences écologiques de l’UNESCO, Présidente de l’association Ocean Life Conservation.