La France face aux nouvelles menaces maritimes ? par l’amiral (2S) Bernard Rogel

Quels sont les différents types de menaces auxquels la France est confrontée dans ses espaces maritimes ?

Les enjeux liés aux espaces maritimes sont fort nombreux et il est certain qu’ils prendront une importance tout à fait singulière dans les années à venir. Ils concernent tout d’abord les flux maritimes qui, sous l’effet de la mondialisation, ont quadruplé depuis quarante ans.

Aujourd’hui, 90% du commerce mondial, c’est-à-dire ce que nous consommons au quotidien, transite par la mer. La mondialisation a ainsi entraîné une forte dépendance à la sécurisation des principaux axes maritimes mondiaux qui passent par des détroits dont la circulation peut être interrompue. La France doit donc lutter fermement contre les menaces directes, comme la piraterie et le terrorisme, mais aussi et surtout faire respecter le principe de libre circulation des navires.

Au-delà des flux, il lui faut également prendre en compte l’accélération prévisible de l’activité en mer. En effet, l’augmentation de la population mondiale et la raréfaction des sources d’approvisionnement à terre conduiront inexorablement à se tourner de plus en plus vers la mer pour l’énergie, l’alimentation, la recherche pharmaceutique, les minerais… Cette « industrialisation » croissante de la mer pourrait être l’un des principaux défis du XXIe siècle. La mer n’est plus seulement un lieu de passage : elle devient également un espace de nouvelles frontières.

Deux constats de nature différente peuvent être aujourd’hui faits :

  • D’abord, nous assistons partout dans le monde, de la mer de Chine à la Méditerranée orientale, en passant par le golfe Persique, à une compétition inédite pour le contrôle des espaces maritimes. Cette compétition répond soit à des fins stratégiques, soit à une volonté d’accaparer des ressources présentes ou potentielles (pétrole, gaz, terres rares, ressources halieutiques…). La maîtrise des ressources et des flux maritimes constitue à l’évidence le ferment de nouvelles stratégies de puissance, et certains États se dotent de stratégies maritimes ambitieuses mais parfois très intrusives. On assiste à une multiplication des zones de friction entre des pays qui se livrent à des activités de démonstration, parfois à la limite de l’épreuve de force. Cette situation entraîne de facto une menace potentielle pour les zones maritimes de la France. Cette dernière doit donc être intransigeante sur le respect du droit international sous peine de voir la politique du fait accompli prendre le dessus et entraîner une dérégulation porteuse de conflits. Une vigilance accrue est d’autant plus nécessaire que, ces dernières années, le monde traverse une profonde crise du multilatéralisme et le dialogue recule face aux rapports de force. Le nouveau monde qui se dessine se caractérise malheureusement par un usage croissant de la force, la désinhibition des comportements et l’érosion des traités internationaux.
  • Le second constat, lié à l’augmentation prévisible des activités en mer, concerne les questions environnementales. Du réchauffement climatique aux pollutions marines, en passant par la surexploitation des ressources halieutiques, les océans sont déjà en danger. Or, au même titre que les forêts équatoriales, ils représentent une matrice essentielle et un bien commun de l’humanité. Les notions de développement et de durabilité ne sont pas incompatibles, mais il convient de définir des règles strictes de préservation du milieu marin et de les faire universellement respecter.

Quels sont les espaces maritimes les plus porteurs de risques ou de menaces pour la France ?

Grâce à sa zone maritime, la France est présente dans tous les espaces stratégiques. Il lui faut donc avoir une vision mondiale des enjeux et elle ne peut pas se limiter à une simple approche métropolitaine. Où qu’elles interviennent, les violations du droit international tout autant que l’émergence de politiques basées sur la force sont en outre, par effet domino, porteuses de conséquences potentielles dans tous les espaces.

Bien sûr, la situation dans les approches de l’Union européenne est essentielle. On y constate une dégradation certaine de la situation. En Méditerranée, les défis sont nombreux : zones maritimes contestées, trafics d’êtres humains et de drogue, crises multiples sur son pourtour. L’Atlantique voit le retour des démonstrations de puissance russes. L’Arctique pourrait également être demain le théâtre de nouvelles compétitions si la fonte des glaces se poursuit, donnant ainsi accès à de plus grands espaces et à de nouvelles routes maritimes.

Dans l’espace indopacifique, la montée en puissance des marines militaires des pays riverains (Chine, Inde, Japon, Corée du Sud) est très impressionnante. Ces flottes de guerre dépassent désormais en tonnage les marines européennes. La Chine possède une véritable stratégie maritime mondiale articulée autour de son concept de nouvelle route de la soie. Elle accompagne sa volonté de projection par une expansion imposante de sa flotte, et par la création de points d’appui pour ses navires tout au long de cette route (stratégie dite du « collier de perles »).

Il s’agit là d’une source de préoccupation pour les autres pays de la région ainsi que pour les États-Unis qui réorientent de plus en plus leur stratégie vers l’Asie. Les Européens, et la France en particulier, ne peuvent pas se désintéresser de cette zone indopacifique. Ils y possèdent des intérêts et des alliances, ainsi qu’un rôle à jouer pour promouvoir le règlement des contentieux par le dialogue. C’est tout le sens de la stratégie indopacifique lancée par le président de la République, Emmanuel Macron.

Cette montée en puissance des flottes de guerre partout dans le monde, à l’exception notable de l’Europe, est en elle-même porteuse de risques dans l’ambiance générale de compétition décrite plus haut. Peut-on cependant, à ce stade, parler de menaces ? En réalité, ce n’est pas la taille des flottes qui crée la menace mais l’utilisation qui en est faite. Chacun peut réclamer, à juste titre, son droit à se défendre ou à protéger ses intérêts. Mais cette stratégie devient effectivement une menace si elle sert à violer le droit international, ou à imposer la politique du plus fort dans les zones disputées.

La France possède, grâce à ses territoires ultramarins, le deuxième domaine maritime mondial, avec près de onze millions de kilomètres carrés répartis sur tous les océans. C’est une zone dont les délimitations relèvent du droit international. Fort peu nombreux sont les Français qui ont conscience que cela confère à leur pays un avantage diplomatique substantiel. En effet, le fait maritime donne à la France le statut enviable de « voisin du monde » et le droit d’être membre de toutes les instances régionales. Ce statut est appréciable, car les Français sont partout reçus en partenaires et non en étrangers. Ce phénomène est naturellement amplifié parce que la France est attachée au droit international et au dialogue.

Mais cette zone maritime immense doit être surveillée et contrôlée pour y faire respecter la souveraineté de la France, lutter contre la criminalité en mer (terrorisme, narcotrafic, trafic d’êtres humains…), préserver l’environnement et les stocks halieutiques. Pour la Marine nationale, c’est la mission des frégates, des patrouilleurs et des avions de surveillance maritime qui est complétée, dans le cadre de l’action de l’État en mer, par les moyens des autres administrations.

La France a également noué de nombreuses coopérations locales qui démultiplient ses efforts. Enfin, il ne faut pas oublier que la France a la capacité de projeter, si le besoin s’en faisait sentir, des moyens de puissance partout dans le monde, comme le démontrent les déploiements réguliers des groupes de porte-aéronefs et des sous-marins français.

Le pays dispose-t-il de suffisamment de moyens militaires pour remplir toutes ces missions de surveillance et de contrôle, en plus des autres missions dévolues à la Marine nationale (dissuasion, projection de puissance, prévention …) ? Il y a une dizaine d’années, alors que j’étais chef d’état-major de la marine, j’avais marqué mon scepticisme en évoquant la « juste suffisance » des moyens de notre marine. Après la dislocation de l’Empire soviétique, l’Europe s’est assoupie. On pensait alors que l’heure était aux dividendes de la paix et à la réduction des efforts militaires. L’erreur collective a été de continuer à se focaliser sur la frontière Est du continent, de ne pas regarder ce qui se passait ailleurs, au Sud et en Asie en particulier, et surtout de ne pas anticiper les effets de la mondialisation et des ruptures stratégiques.

Grâce à l’analyse régulière effectuée dans les Livres blancs, la France avait pourtant décidé de conserver le modèle complet de ses armées tout en réduisant leurs formats. Mais ce modèle a été progressivement mis en péril à force de réductions budgétaires, humaines et capacitaires. C’était l’époque des fameuses réductions temporaires de capacité dont le caractère temporaire avait une fâcheuse tendance à se prolonger, en particulier dans le domaine de la surveillance maritime.

Fort heureusement, l’actuelle loi de programmation militaire (LPM) 2019-2025, ambitieuse et inédite, voulue au vu de la dangerosité du monde et des nouveaux enjeux, a mis fin à cette érosion. La modernisation tant attendue des capacités militaires de la France, et singulièrement de sa marine, est en route. Elle permet de regarder l’avenir avec plus de sérénité.

Quels sont les dangers pour l’Europe et, plus spécifiquement, pour la France, liés aux enjeux maritimes ?

En dépassant la seule question des enjeux maritimes, en matière de défense le vrai danger pour les Européens vient des Européens eux-mêmes s’ils persistent dans la voie de l’assoupissement stratégique. Les Européens se sont collectivement habitués à la quiétude de la paix dans un modèle de pensée stratégique issu de la période post-guerre froide. Ils doivent désormais admettre que ce modèle est obsolète et qu’il faut repenser les fondements de la sécurité collective. Les bouleversements géostratégiques comme la montée en puissance de l’Asie, le développement des enjeux maritimes, les menaces qui se rapprochent jusqu’en Méditerranée, les compétitions technologiques, l’affaiblissement du multilatéralisme, doivent être pris en compte.

Lors d’un discours prononcé à la Sorbonne le 28 septembre 2017, puis dans un article publié dans The Economist le 7 novembre 2019, le président de la République Emmanuel Macron a appelé au réveil de la défense européenne et à celui de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN). Il convient d’améliorer la réflexion sur l’articulation entre ces deux piliers de la sécurité. La défense européenne n’est pas incompatible avec l’Alliance atlantique, bien au contraire.

Les Européens ont parfaitement réussi à relever ensemble les défis économique et monétaire, ce qui permet aujourd’hui à l’Europe d’être une puissance bien réelle dans ces domaines. Il leur faut désormais, à l’aune des bouleversements géostratégiques, revisiter les conditions de leur sécurité et faire naître la prise de conscience d’une communauté de destins entre tous les Européens.

La route de l’harmonisation des politiques étrangères et de défense des États membres de l’Union peut paraître longue et semée d’obstacles, mais il est indispensable de continuer à y progresser avec pugnacité et dynamisme. Si les Européens ne parviennent pas à partager une vision commune de leurs intérêts, si les égoïsmes nationaux ne sont pas dépassés, si la question de l’autonomie stratégique européenne continue d’être éludée, l’Europe sera perçue comme faible et désunie.

La France accorde-t-elle à la mer l’attention qu’elle mérite ?

Au début des années 2000, dans un contexte de terrorisme et d’augmentation des activités criminelles en mer, il n’était pas anormal de porter une grande attention à la sécurisation des espaces maritimes, ce qui a pu donner la fausse impression que la France se considérait d’abord comme une nation côtière.

Mais les grands déploiements de la marine française montrent bien la volonté du pays de protéger ses intérêts maritimes et son attachement aux principes du droit international comme la liberté de navigation. La présence des bâtiments français en Arctique ou sa permanence navale dans le golfe de Guinée, les déploiements du Charles-de-Gaulle et des porte-hélicoptères amphibies dans la zone indopacifique, et très récemment d’un sous-marin jusqu’en mer de Chine, attestent que la France est toujours une nation du grand large.

Il est vrai que les Français, qui ont souvent une vision très métropolitaine et territoriale de leur pays, ont parfois du mal à le considérer comme une puissance maritime. La raison en est probablement un déficit d’éducation géostratégique. En ce sens, il faut se réjouir de l’introduction, relativement récente, des enjeux maritimes dans les programmes scolaires. Le pays semble avoir pris conscience de l’importance de sa dimension maritime.

Car la puissance maritime d’un pays ne se limite pas à la taille de sa Marine nationale, même si celle-ci y contribue. Sa zone maritime, ses flottes de commerce et de pêche, son industrie navale, ses organismes de recherche océanographique et hydrographique, la qualité de ses installations portuaires font également partie de cette puissance.

De même, sa volonté politique de considérer la mer comme un nouvel horizon qu’il faut explorer tout comme un bien commun de l’humanité qu’il convient de préserver. La France possède déjà un cluster maritime, le Cluster maritime français (CMF) créé en 2006 qui regroupe tous les acteurs du secteur maritime, et des organismes de recherche performants.

Quelles percées technologiques attendre dans les marines de combat ?

Les marines sont irriguées en permanence par les progrès technologiques. En septembre 2018, la ministre des Armées, Florence Parly, a créé une agence de l’innovation de défense qui contribuera à anticiper les ruptures dans ce domaine. La révolution numérique a déjà profondément modifié la physionomie des navires de guerre en leur permettant une plus grande automatisation et des capacités améliorées de leurs systèmes de combat.

Dans ce contexte, la protection cyber est devenue un enjeu important. La physique quantique, l’intelligence artificielle, les progrès des capacités des piles et batteries, les lasers sont également des secteurs prometteurs. Dans le domaine de l’armement, le développement par de nombreuses nations de missiles hypersoniques est déjà en cours. Les drones seront également un multiplicateur de puissance de nos flottes.

Cette adaptation technologique est nécessaire, car la guerre navale comportera dans l’avenir très certainement de multiples engagements où les systèmes de haute technologie joueront un rôle déterminant, à coup sûr dans les domaines de lutte antiaérienne et anti-sous-marine. Mais il est aussi vrai que la multiplication des missions nécessitera des moyens nombreux. Il convient donc de répondre au besoin opérationnel tout en veillant à trouver le bon équilibre entre impératif technologique et format de la marine. C’est d’ailleurs également le cas pour les armées de terre et de l’air. Il ne faut pas que les armées pour être ultraperformantes en deviennent « échantillonnaires » du fait du coût des matériels et de la complexité de leur entretien.

Comment peut-on imaginer l’avenir de la Marine nationale ?

La France, deuxième puissance maritime quant à la superficie de son territoire maritime, vient de voir, en une vingtaine d’années, sa marine reculer de la quatrième à la septième place mondiale en ce qui concerne le tonnage, désormais placée derrière les grandes marines asiatiques. Ce constat pourrait engendrer une certaine amertume, mais il doit immédiatement être contrebalancé par l’exceptionnelle efficacité de la marine française.

D’abord, parce que la France possède une marine qui se déploie, tient la mer et remplit ses missions. Ensuite, parce que son modèle complet a pu être préservé, des porte-aéronefs aux sous-marins nucléaires. Sa modernisation va être assurée par l’actuelle loi de programmation militaire et les réductions temporaires de capacités vont enfin être comblées. Il faut également souligner que la France a la chance de posséder des industriels performants qui, sous la houlette de la Direction générale de l’armement (DGA), ont su innover dans tous les secteurs et préserver un outil de construction et d’entretien naval particulièrement efficace.

Il n’en demeure pas moins qu’il sera indispensable que les prochaines revues stratégiques étudient spécifiquement la croissance des enjeux maritimes et vérifient l’adéquation du format actuel de la Marine nationale à ces enjeux.

Enfin, si la Marine nationale est encore une grande marine, c’est aussi parce qu’elle est servie par des marins formidables, des équipages jeunes, entraînés, enthousiastes et performants : ils en sont la principale force. En tant qu’ancien chef d’état-major de la marine, ma plus grande fierté est de les avoir commandés et, en tant que marin, d’avoir servi à leurs côtés.

SOURCE : VIE-PUBLIQUE.FR

Article issue de la revue QUESTIONS INTERNATIONALES avec un dossier consacré à la « Géopolitique des océans » (Mai-août 2021).

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