« Le financement des industries de souveraineté et de défense est en voie de normalisation progressive » (ALLINVEST)

Entretien avec Bertrand Le Galcher Baron et Christophe Marchand. Propos recueillis par Louis Fontaine.

Bertrand Le Galcher Baron* et Christophe Marchand** sont respectivement Directeur général et Managing partner chez AlllInvest Corporate Finance (ACF), société dédiée au conseil en fusions-acquisitions au service des PME, ETI et investisseurs financiers. Forte de 30 professionnels, ACF a conseillé de nombreuses opérations pour des entreprises de défense et de souveraineté. Elle est la filiale d’AllInvest, groupe indépendant de services financiers, qui a co-organisé avec le cabinet Fontaine Avocats, le 3 juillet dernier, à l’École militaire à Paris, une conférence sur le financement des PME et ETI du secteur.  « Le secteur de la Défense, expliquent-ils, va progressivement se normaliser comme thème d’investissement ».  Éclairage.

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Quelles sont les principales difficultés auxquelles sont confrontées les entreprises françaises de défense et de souveraineté pour la satisfaction de leurs besoins de financement ? Quelles sont les situations respectives des PME, des ETI et des grands groupes ?

Christophe Marchand : A la différence des grands groupes dont l’activité principale est à l’exportation, et qui bénéficient d’un accès bien établi aux marchés de capitaux pour la dette comme pour les fonds propres, les PME et ETI françaises ont plus de mal à financer leurs activités. Sur les marchés financiers européens, le développement ces dernières décennies de la gestion indicielle (les ETF[1]) au détriment de la gestion active, s’est traduit par un assèchement de la liquidité des marchés actions pour les entreprises de taille moyenne, avec une réduction du nombre et de la taille des fonds actions mid-cap[2].

Une faible liquidité, cela signifie un cours et une valorisation bas et erratiques, ce qui ne permet pas de lever de nouveaux capitaux dans de bonnes conditions. On estime aujourd’hui qu’il est difficile de réussir une introduction en bourse pour une société si la capitalisation boursière cible est inférieure à un montant compris entre 500 millions d’euros et un milliard d’euros.

Conséquence, beaucoup de PME et ETI se tournent vers le financement privé, — le private equity, c’est-à-dire l’investissement en actions dans des entreprises non cotées — lorsqu’elles doivent financer de gros investissements. Cela tombe bien, le private equity est sous-investi dans ce secteur et cherche à renforcer son poids dans l’allocation des fonds déployés.

Sur la dette, l’accès aux marchés financiers est traditionnellement moins important pour le financement des entreprises européennes que pour leurs concurrentes américaines, le gros du financement en dette des PME et ETI étant intermédié par le système bancaire. En Europe, les banques étaient frileuses sur le secteur. C’est en train de changer. Il y a même un appétit important des financeurs privés (les banques et leurs concurrents, les fonds de dette dits « unitranche ») pour ce secteur qui est aujourd’hui sous-pondéré dans leurs portefeuilles.

Le contexte géopolitique récent a entraîné une prise de conscience généralisée sur la nécessité du réarmement en Europe. Quel impact avez-vous constaté sur l’offre de financement en private equity et sur les marchés financiers ?

Bertrand Le Galcher Baron : Jusque récemment on ne déplorait que quelques initiatives alors isolées de sociétés de private equity ayant la volonté de lever des véhicules dédiés au secteur de la défense ou ayant investi dans des sociétés de la BITD[3]. Ces initiatives – au premier rang desquelles nous pouvons citer le fonds Eirené de Weinberg Capital Partners – rencontraient un accueil « prudent ».

Aujourd’hui le climat a bien changé. Eiréné est sollicité par de nouveaux investisseurs pour augmenter la taille de son fonds initial ou accélérer la levée d’un second véhicule. D’autres sociétés de private equity ont récemment annoncé leur intention de lever des fonds dans ce secteur, à l’instar de Ciclad, Quadrille… Et BPI, qui a été un précurseur avec Définvest, porte de nouveaux projets, dont le fonds France Défense ouvert à la collecte auprès du grand public et le fonds Innovation Défense.

Si nous insistons sur les prises d’initiatives et les nouveaux fonds, il faut garder en mémoire que les fonds de private equity généralistes en activité ne peuvent changer leurs règles initiales d’investissement. Les interdictions d’investir dans les entreprises liées à l’armement (souvent pris dans une acception large) perdurent.  L’industrie du private equity va donc globalement mettre du temps à pivoter et à élargir son champ d’investissement vers le secteur de la défense. Un véhicule d’investissement a en effet une durée de vie de l’ordre de 10 ans. De plus, les levées de fonds sont plus rares et difficiles en ce moment.

Néanmoins, certaines équipes de private equity affichent un nouveau pragmatisme. Leurs investissements ciblent des entreprises dites « duales ». Ces entreprises ont une activité dans le secteur de la défense mais celle-ci n’est pas prépondérante. Elles présentent l’avantage, dans des temps de croissance molle, de présenter un carnet de commandes et/ou des perspectives de croissance. C’est notamment la stratégie mise en avant pour le prochain lancement du fonds centré sur les souverainetés industrielles et technologiques d’ISALT. Visant 300 millions d’euros, il pourra également investir dans des groupes cotés.

Sur le marché boursier, les annonces ont également fleuri depuis le début de l’année, portées par la hausse des valeurs de l’armement et de la défense. Dans la foulée du succès rencontré dès le début de l’année par les ETF qui permettent de suivre les indices sectoriels, les principaux gestionnaires d’actifs cherchent à drainer une épargne plus stable et de long terme vers le secteur. Dans ce cadre, en liaison avec la Commission européenne et les autorités françaises, l’Autorité des marchés financiers (AMF) en particulier, une réflexion est en cours pour modifier en profondeur la réglementation sur la finance dite « durable » et établir une liste des armes interdites pour clarifier et limiter les interdits.

En résumé, le financement des industries de souveraineté et de défense est en voie de normalisation progressive, mais à un rythme probablement encore insuffisant face aux calendriers de la Commission et des Etats européens, et surtout des industriels.

Le financement public, sous forme de commande, aides et subventions ou investissements est contraint par la situation des finances publiques en France. Comment les investisseurs privés peuvent-ils compenser cela ?

Christophe Marchand : Les capitaux privés peuvent financer une partie des investissements dans la défense, à condition qu’il y ait des perspectives de rentabilité et un cadre réglementaire et fiscal raisonnable. C’est vrai pour l’innovation, avec le venture capital, les infrastructures ou l’activité des PME et des ETI qui fournissent des biens et des services aux armées. L’épargne privée est abondante partout en Europe, et demandeuse d’investissements dans la défense où jusqu’ici elle a été relativement peu investie. Le secteur de la défense va progressivement se « normaliser » comme thème d’investissement. Sur ce point, il me parait inutile de créer des circuits de financement « spécifiques » qui ne peuvent qu’être source de complexité et de fragmentation des marchés de capitaux, à rebours des besoins des entreprises.

Les entreprises françaises du secteur peuvent aussi compenser en partie la faiblesse de leur marché en France par l’exportation. Celle-ci apporte des marges et allonge les séries, ce qui compense une partie des coûts élevés de production sur le sol français liés aux handicaps bien connus de l’industrie française. L’exportation est donc essentielle pour le financement de notre effort de défense. La défense dans toutes ses dimensions (spatial, aérienne, maritime, terrestre et numérique) c’est, avec l’aéronautique civile, la dernière grande branche industrielle française exportatrice.

L’export ne peut toutefois pas compenser une insuffisance des budgets publics. Nos voisins européens sont également très bons. Au fur et à mesure que leurs propres gouvernements accroissent leurs commandes et ainsi nourrissent leurs marges, les entreprises de défense dans ces pays se développent et exportent, y compris vers la France. Si nous prenons du retard en matière de financement public de la défense, on va assister inévitablement à une dégradation de notre base industrielle. Pour ne pas subir dans ce secteur ce que nous avons subi sur l’automobile, il n’y a pas d’alternative à la hausse du budget de la défense couplée à une mutualisation des achats au niveau européen pour réduire les coûts.

Quelle est la profondeur du marché des fusions-acquisitions dans ce secteur ?

Bertrand Le Galcher Baron : La BITD française regroupe environ 4 500 entreprises, dont près de 70% sont des PME. Leur profil ne varie pas vraiment de celui des autres entreprises du tissu économique français. Ainsi l’on constate que près du tiers des dirigeants de la BIDT ont plus de 60 ans. Ces deux facteurs cumulés — de la taille des entreprises et de l’âge des capitaines —, devraient théoriquement conduire au cours des prochaines années à une hausse des opérations de fusions-acquisitions. Néanmoins, notre expérience d’autres secteurs de l’économie nous amène à relativiser un peu l’optimisme ambiant.

Notre première interrogation porte sur l’émergence rapide de groupes de taille moyenne, ayant vocation à jouer les rôles de consolidateur de certains segments de la BITD. Ils auraient vocation à suppléer les grands groupes, qui se montrent très sélectifs sur leurs acquisitions. Si l’on ose une comparaison avec l’industrie du luxe où les grands groupes ont acheté des sous-traitants avec des savoir-faire stratégiques, les grands groupes de la défense en France ne sont pas du tout dans cette logique d’intégration verticale. Au contraire, ils appellent de leurs vœux l’émergence de groupes de taille moyenne ayant comme vocation à consolider des sous-segments.

C’est là que doivent intervenir les fonds d’investissement, notamment ceux récemment levés et centrés sur ces industries.  Ils vont repérer les entreprises bien positionnées et dotées d’équipes dirigeantes de qualité et vont leur donner des moyens financiers pour constituer des plateformes de consolidation.

Mais cette construction va prendre plusieurs années car il faut souvent constituer ces plateformes à partir de groupes de taille moyenne voire petite (15 à 40 millions d’euros de chiffre d’affaires) et les cibles d’acquisition sont également de taille réduite (de quelques millions d’euros à une dizaine de millions d’euros de chiffre d’affaires). Notre BITD est très fragmentée, avec des entreprises de taille modeste, souvent fragiles sur le plan financier et avec un parc machines parfois vieillissant.

Nous accompagnons actuellement à l’achat plusieurs nouvelles plateformes de consolidation. Le mot d’ordre est la sélectivité. L’analyse du potentiel des cibles repose avant tout sur leur place dans la chaîne de valeur, les relations directes avec les grands donneurs d’ordre et la qualité du parc machines.

Certaines leçons de la première vague de consolidation — ayant eu lieu avant le Covid — ont donc été tirées. Ces opérations d’alors ont souvent été réalisées à marche forcée et en privilégiant alors la taille à la cohérence industrielle et avec peu de fonds propres. Rares sont les groupes issus de ce premier mouvement en position d’être aujourd’hui des consolidateurs.

Sur le plan de la levée de capitaux pour financer les entreprises innovantes, nous constatons un appétit réel des fonds de capital-risque mais aussi des family office. Ce phénomène est très positif pour la capacité de recherche du pays, puisque certaines technologies financées selon le prisme défense viendront progressivement irriguer les secteurs connexes (aéronautique civile, automobile…).

Quelles sont les espérances de sorties pour les investisseurs en private equity ou sur les marchés financiers ? Les valorisations des entreprises du secteur ont-elles été affectées par la tendance mondiale au réarmement ?

Bertrand Le Galcher Baron : Sur les marchés financiers, l’introduction réussie et le parcours boursier du groupe Exosens montre la voie d’une sortie — partielle — d’un investisseur financier (HLD) vers la bourse. Cette introduction a permis de remettre en avant, dès la mi-2024, le secteur de la défense sur Euronext. Les effets positifs continuent à se faire sentir, avec plus d’une demi-douzaine d’entreprises de toutes tailles préparant leur introduction. Cet enchaînement financement private equity puis bourse, si commun aux Etats-Unis, avait pratiquement disparu en France.

Néanmoins, la sortie la plus probable d’un fonds de private equity reste… un autre fonds de private equity. Nous recensons près d’une douzaine d’opérations de ce type, concernant des entreprises duales, au cours du premier semestre 2025.

A horizon trois à cinq ans, la question de la sortie des investisseurs financiers des plateformes de consolidation sectorielle bâties par eux pourra se poser. En effet, à date, les nouveaux fonds sectoriels levés ou en cours de levée ont une capacité d’investissement s’étageant entre 10 et 100 millions d’euros maximum. Il pourra donc manquer dans le paysage des acteurs spécialisés, à la force de frappe supérieure, pouvant prendre leur relais.

La question de la sortie vers un investisseur ou un groupe européen va devenir centrale si l’on veut intéresser au secteur de grands acteurs généralistes du private equity français ou pan-européens.

La gestion de cette question par les autorités (ministère des armées et ministère des finances) aboutira progressivement à définir plusieurs cercles dans la notion de souveraineté, certaines entreprises devant rester strictement aux mains d’intérêts français et d’autres ayant l’opportunité de s’ouvrir à des intérêts européens.

Christophe Marchand : Concernant les valorisations, il y a une nette tendance de hausse des multiples de valorisation[4] pour ce secteur en Europe. Les multiples européens ont rattrapé les multiples américains qui historiquement étaient plus élevés. Les investisseurs financiers, qu’ils travaillent sur les entreprises cotées ou non cotées, sont beaucoup plus nombreux à vouloir investir dans le secteur et ils valorisent mieux les perspectives des entreprises européennes.

Par exemple, sur les entreprises cotées, si on regarde un échantillon de sociétés européennes (grandes entreprises et ETI) actives dans le secteur, le multiple moyen Valeur d’Entreprise/Ebit[5] sur 1 an se situe aujourd’hui à 18.6x, soit une augmentation de l’ordre de 20% par rapport au même multiple avant l’invasion de l’Ukraine. Sur le non coté on constate aussi une augmentation des multiples.


* Avant de rejoindre Allinvest en 2012, Bertrand Le Galcher Baron a contribué au développement de deux autres boutiques de fusions-acquisitions, Aforge Finance et Mandel Partners. Il a réalisé de nombreuses opérations dans les secteurs de la souveraineté et de la défense.

** Christophe Marchand pilote les opérations sur le segment mid-cap. Il a rejoint AllInvest en 2020, après avoir notamment dirigé l’équipe de conseil en fusions-acquisitions du groupe Edmond de Rothschild, et animé comme Managing Partner les équipes de conseil en fusions-acquisitions d’Oddo BHF et de CACIB.


En savoir + : www.all-invest.com


  1. Exchange Traded Funds
  2. Valeurs moyennes
  3. Base Industrielle et Technologique de Défense
  4. Le multiple de valorisation est le rapport entre la valeur d’une entreprise et un agrégat comptable d’activité ou de marge.
  5. L’Ebit est proche du résultat d’exploitation.
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La revue trimestrielle MARINE & OCÉANS est éditée par la "Société Nouvelle des Éditions Marine et Océans". Elle a pour objectif de sensibiliser le grand public aux principaux enjeux géopolitiques, économiques et environnementaux des mers et des océans. Informer et expliquer sont les maîtres mots des contenus proposés destinés à favoriser la compréhension d’un milieu fragile.   Même si plus de 90% des échanges se font par voies maritimes, les mers et les océans ne sont pas dédiés qu'aux échanges. Les ressources qu'ils recèlent sont à l'origine de nouvelles ambitions et, peut-être demain, de nouvelles confrontations.

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