Le retrait émirati du Yémen, révélateur des ambitions de puissance d’Abou Dhabi

« La fin de la guerre au Yémen avec la coalition arabe entraînera probablement des conflits d’intérêts croissants entre l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis, parce que leurs objectifs au Yémen étaient différents dès le début de la guerre », explique la docteure Fatiha Dazi-Héni, spécialiste de la péninsule arabique à l’Irsem, l’Institut de recherche stratégique de l’école militaire française.

Abou Dhabi et Ryad sont les piliers d’une coalition militaire qui soutient depuis mars 2015 les forces gouvernementales dans la guerre contre les rebelles Houthis, soutenus par l’Iran.

« L’alliance semble être solide, mais ils n’ont jamais eu exactement la même grille de lecture de la région », juge Emma Soubrier, du Middle East Studies à la George Washington University, évoquant par exemple leurs divergences par rapport au mouvement islamiste Al-Islah, proche des Frères musulmans: allié des Saoudiens, mais pas des Emiratis, très hostiles aux Frères.

Après plus de quatre ans de guerre, les Houthis contrôlent toujours de vastes zones de l’Ouest et du Nord et aucun des deux camps ne prend le dessus dans ce conflit qui a fait des dizaines de milliers de morts et provoqué la pire catastrophe humanitaire au monde, d’après l’ONU.

– Objectifs atteints –

Pourtant, les Emirats ont annoncé lundi une réduction de leurs troupes, affirmant vouloir passer d’une « stratégie » prioritairement « militaire » à une logique de « paix », une annonce qu’ils assurent avoir coordonnée avec leur allié saoudien, alors que le prince émirati Mohammed ben Zayed (dit MBZ) passe pour être, sinon un mentor, du moins un très proche du jeune prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane (dit MBS).

En réalité, même si le conflit s’éternise, les Emiratis annoncent leur retrait car « ils ont atteint leurs objectifs. Cela fait quatre ans qu’ils sont sur place, ils ont formé, armé les milices du Sud, ils ont verrouillé leur zone d’influence », analyse François Frison-Roche du CNRS français.

« Dans le Sud, ceux qui tiennent le fusil sont largement sous dépendance émirienne », poursuit-il. Leurs mentors peuvent quitter la scène, disposant désormais sur place de groupes à leur main pour assoir leur stratégie de puissance régionale sur le Golfe d’Aden.

MBZ a « entamé un processus d’expansion militaire régionale en construisant plusieurs bases dans la zone maritime du Sud-Ouest de la péninsule arabique », reprend M. Frison-Roche, sur la corne de l’Afrique, en Erythrée, dans la république autoproclamée du Somaliland ou dans la région du Puntland, dans le nord-est de la Somalie.

« En prenant le contrôle des ports d’Aden, Moukalla et des côtes sud du Yémen, les EAU +verrouillent+ la sécurité du détroit de Bab-el-Mandeb par où transite environ 35% du commerce maritime mondial », analyse-t-il.

Dès le début, les Emiriens « voulaient projeter leurs forces sur les ports du Yémen, au Sud, à l’Ouest et dans la corne de l’Afrique. Pour cela ils avaient besoin de la profondeur stratégique de l’Arabie saoudite », analyse également Mme Dazi-Héni.

D’autant que les Emirats parent cette stratégie d’un volet civil avec leur opérateur DP World, géant émirati de l’industrie portuaire, présent par exemple dans le port somalilandais de Berbera.

« Il y a clairement une stratégie d’emprise des ports, la stratégie émiratie dans la région est extrêmement cohérente, elle commence par une influence économique qui petit à petit se militarise », analyse Mme Soubrier.

Au Yémen, « le focus saoudien est lui plus exclusivement anti-Houthis (chiites, ndlr), alors que la menace houthi est moins existentielle pour les émiriens, qui ne partagent pas de frontière avec le Yémen », rappelle Camille Lons, spécialiste de la région à l’ECFR.

– « Intérêt commun » –

Pour la chercheuse saoudienne Eman Alhussein du Arab Gulf States Institute de Washington, il n’y pas de risque de fracture entre les deux alliés. Le retrait émirati « montre que les EAU et l’Arabie saoudite peuvent en effet avoir des objectifs tactiques différents. Toutefois, leur intérêt commun est d’être stratégiquement dans le même camp au Yémen ».

M. Frison-Roche soulève toutefois un scénario potentiellement déplaisant pour Ryad: « Les Emiratis soutiennent les milices qui revendiquent l’indépendance du Sud. Si cela devait se passer, l’Arabie saoudite risque de ne pas être satisfaite de se retrouver à +gérer+ un Yémen du Nord, où l’équilibre confessionnel serait différent de celui qui existe actuellement dans un Yémen unifié. Cela pourrait créer des dissensions entre alliés quand le futur du Yémen sera abordé ».

Autre incertitude: la réalité de l’emprise émiratie sur le Sud. « Ils ont plutôt bien réussi mais il n’est pas garanti que tous ces acteurs locaux répondent au doigt et à l’oeil aux injonctions », estime Mme Lons, notamment au sein du STC, le conseil de transition du Sud.

Comme le disait l’ancien président yéménite Ali Abdallah Saleh, tué dans les combats en décembre 2017, diriger le Yémen revient à « danser sur la tête des serpents ».

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