Humilité et introspection polaire

Une fois sorti de McMurdo, que ce soit vers Ob Hill, la mer de glace, Hut point ou Castle Rock, l’immensité blanche devient époustouflante. La taille du monde glacé qui m’entoure, le vide, le silence, le soleil qui brille en permanence, ou le froid, les vents puissants et la brume glacée, sont écrasants. Dans cette nature enivrante, je retourne à ma place, au fond et en bas. Je ne suis rien. Je ne vaux rien. Je ne peux rien changer. Je suis si petit, impuissant et sans importance, un flocon de neige à la dérive porté par les forces de la nature. Cependant, en même temps, je suis aussi un témoin plein d’admiration et invité à en expérimenter les pouvoirs. 

J’évoquais l’immensité du Sahara dans un précédent blog, mais je pourrais aussi faire référence à l’immensité de l’océan Pacifique vue et ressentie depuis une plage de l’île déserte de Clipperton où je suis allé cinq fois en dix ans. Quand j’essaie de décrire la force de ce que je ressens, seul face à ces grands espaces, un caillou dans le désert ou sur la plage, je ne trouve jamais les mots justes. Je peux difficilement exprimer « la plénitude de mon âme ». Quand je regarde les éléments en action, je ne peux pas croire qu’ils soient aussi en train de mourir et que nous en sommes la cause. La nature parait si invulnérable et inaltérable ! Mais ici au bout du monde, au Sahara ou au milieu du Pacifique, je vois les effets dévastateurs de notre cupidité, de notre arrogance et de notre ignorance. 

Quand vous pouvez voir et toucher la dévastation…

Depuis les années 1950, la température moyenne de l’Antarctique s’est réchauffée cinq fois plus vite que la moyenne mondiale (3 degrés Celsius). En plus, malgré la bonne volonté de la Commission pour la conservation de la faune et de la flore marines de l’Antarctique (CCAMLR), la légine et le krill sont toujours surexploités par la Norvège, la Corée, la Chine et le Chili, souvent illégalement, avec des conséquences graves pour l’ensemble de l’écosystème marin de l’Antarctique. Les oiseaux, les phoques, les manchots, les baleines sont déjà clairement touchés. Et le Japon aurait peut-être aussi trouvé de nouvelles excuses pour reprendre la pêche à la baleine. Affaire à suivre ! A Clipperton, les senneurs pillent les thons jaunes et l’île est recouverte de déchets plastiques portés par le Pacifique. Plus bas, sur la faille Clipperton-Clarion, le premier « minage » réussi en eaux profondes de 14 tonnes de nodules polymétalliques a été achevé fin septembre 2022. Nos voitures électriques ont besoin du cobalt, du manganèse et d’autres minéraux fournis par ces nodules de la taille d’une boule de pétanque. Au nom du passage au vert, de l’écologie, nous sommes en train de détruire un nouvel écosystème que nous venons de découvrir, que nous ne connaissons ni ne comprenons. 

En Afrique, le Sahara a étendu son emprise sur les zones plus tropicale du Nord et du Sud. L’augmentation de la population humaine et des besoins en eau, ainsi que la déforestation, sont quelques-unes des causes, mais les étés plus chauds et plus secs en sont les principales. Ce ne sont que trois régions du monde que j’ai visité. « Je ne sais pas si je deviens plus sage ou si les humains deviennent plus stupides et plus égoïstes » (Dilbert), je sais juste que je n’aime plus beaucoup les gens. Ne vous méprenez pas, je ne suis pas un fanatique de l’écologie. Mais quand vous pouvez voir et toucher la dévastation, les choses prennent un sens différent. 

Le seul paroissien

J’étais en route pour Willy Fields, mon aérodrome de glace(1), pour remplacer une imprimante. Comme je vous l’ai dit, à McMurdo, nous devons interagir les uns avec les autres : j’ai donc engagé le monsieur en uniforme assis à côté de moi. C’est le « Padre », l’aumônier, il était en route pour rendre visite à la communauté de l’aérodrome. Personne agréable, il a pas mal voyagé et a une attitude bien militaire. Nous avons juste parlé et il m’a demandé si j’avais déjà visité l’église. J’avais prévu de le faire un de ces week-ends, mais il m’a invité à la messe en fin de journée. Il fait une messe tous les jours. A 5h45, je suis donc allé à la « Chapelle des Neiges ». Il était là, prêt à officier, et j’étais son seul paroissien. Je n’ai jamais assisté à une messe tout seul et je ne vais à l’église que chez moi en Corse. C’était une nouvelle expérience. J’ai aussi eu le temps de méditer pendant qu’il se changeait pour le dîner. Là, j’ai savouré à nouveau un moment de profonde solitude et de silence, un moment ou mes pensées étaient les seules choses à pouvoir me distraire. Une occasion de me concentrer sur elles. 

La chapelle a été construite par des bénévoles durant l’été austral 55-56. Elle a brûlé en 1978 et une chapelle provisoire a été installée dans une hutte Quonset (structure métallique à construction rapide). En 1989, la chapelle actuelle a été achevée et consacrée. Des rumeurs disent qu’il est question de la déménager ou de la démolir dans un futur proche. À l’intérieur, un calice anglais de 1908 commémore le 75e anniversaire de l’expédition malheureuse du capitaine Scott en 1912. Il brille de tous ses feux dans son alvéole murale. C’est le « Calice Erebus » ! Il a été acheté, gravé et dédicacé pour être utilisé dans la Chapelle des Neiges en 1989. Il passe ses hivers dans la cathédrale de Christchurch en Nouvelle-Zélande, et ses étés australs à l’église de McMurdo, non loin des manchots peints sur les murs, comme des sentinelles qui gardent la porte d’entrée. 

Enfin, pour garder ma santé mentale, j’ai également rejoint un club de débat plutôt exclusif. Tous les matins, de 6h à 6h30 on y parle de stoïcisme… appliqué aux militaires, avec deux sous-officiers de l’armée de l’air (américaine, Ndlr) qui se retrouvent tous les jours dans un bureau à la fin de leur nuit de garde. Ils m’ont accueilli, et chaque matin, après m’être levé, je prends un café et vais les rejoindre. Nous prenons une citation au hasard dans un livre plutôt volumineux et en parlons, en la confrontant souvent à la vie et aux obligations militaires quotidiennes. C’est un beau voyage dans le temps pour moi, un retour à mes 18 années de vie militaire, quand j’étais en service actif, en contact direct avec mes subordonnés. Ça me fait du bien d’être avec deux gars, de vingt ans plus jeunes que moi, d’être écouté et apprécié ! 

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(1) Williams Field ou Willy Field est « l’aéroport » de l’United States Antarctic Program et le principal terrain d’aviation dans l’Antarctique. L’aéroport est situé à environ 10 km au large de l’île de Ross et dessert notamment les bases antarctiques McMurdo et Scott.

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