« Face à l’effondrement de la cryosphère, la France est une puissance d’équilibre. »

Entretien avec Olivier Poivre d’Arvor, envoyé spécial du Président de la République pour la Conférence des Nations unies sur l’Océan, Ambassadeur chargé des pôles et des affaires maritimes *

Propos recueillis par Eugénie Tiger

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Le One Planet-Polar Summit qui s’est tenu à Paris du 8 au 10 novembre dernier a braqué les projecteurs sur l’effondrement de la cryosphère. De quoi s’agit-il ?

Il s’agit de la fonte des glaces, l’un des effets les plus visibles et inéluctables du changement climatique. La glace, sous diverses formes, représente 15 % de la surface des terres émergées dans le monde. La cryosphère inclut les pôles Nord et Sud, mais aussi les glaciers présents sur tous les continents, véritables « troisième pôle ». Dans l’histoire de l’humanité, ce n’est pas la première fois qu’un phénomène de déglaciation se produit. Mais c’est la première fois qu’il est causé par les activités humaines. Par ailleurs, lorsque les glaces ont fondu il y a plusieurs millénaires, le monde n’était peuplé que d’environ un million d’habitants. Cette fois-ci nous serons 10 milliards au moment où le système s’effondrera, entre 2050 et 2100.

Quels sont les impacts de cet effondrement ?

Le premier impact, c’est l’élévation du niveau de la mer, à hauteur d’1,20 m dès 2100. Un milliard de personnes seront directement touchées, dans les zones côtières ou insulaires. Le second impact est la raréfaction de l’eau douce, car ce sont les glaciers qui alimentent les grands cours d’eau. À l’horizon 2100, un autre milliard de personnes devraient ainsi être privées non seulement d’eau douce, mais aussi d’électricité et de ressources agricoles. En amont du Polar Summit, 300 scientifiques ont produit un rapport décrivant précisément la situation.

Les changements climatiques génèrent une nouvelle géopolitique des régions polaires. Quelle analyse en faîtes-vous ?

Cette reconfiguration géopolitique est déjà engagée. L’Arctique notamment, concentre les conditions de nombreuses tensions potentielles, entre présence d’hydrocarbures et de minerais, et perspective de nouvelles routes maritimes commerciales. Les enjeux stratégiques sont immenses et la région, proche de nous, est à observer attentivement. Il faudra beaucoup de sagesse humaine pour éviter que des tensions ne se développent.

Dans ce contexte, quelle est la position de la France, nation polaire ?

La montée des eaux et les phénomènes liés à la fonte des glaciers nous toucheront directement, dès 2050. Mais à la différence d’autres pays nous ne sommes pas dépendants économiquement des régions polaires. La France est donc une puissance d’équilibre : notre stratégie polaire s’intitule d’ailleurs « Équilibrer les extrêmes ». Nous nous appuyons sur la science pour jouer un rôle d’alerte auprès des dirigeants internationaux d’où l’importance de renforcer les moyens scientifiques dont nous disposons pour documenter la situation. A notre initiative, la communauté internationale va lancer une « décennie des mondes polaires et glaciaires », entre 2025 et 2034, afin d’encourager les États à travailler ensemble et à se donner davantage de moyens sur le sujet. À l’occasion de la troisième conférence des Nations unies sur l’Océan qui aura lieu à Nice en juin 2025, nous lancerons également une coalition rassemblant élus nationaux et régionaux du monde entier pour penser l’adaptation à ces changements inéluctables. Comment se protéger, construire autrement, mutualiser solutions et bonnes pratiques… 

En 2022, la France a adopté une stratégie polaire à horizon 2030. Quelles en sont les grandes lignes ?

Cette stratégie, la première du genre, pose à la fois une vision du monde cohérente — cette vision d’équilibre — et des engagements financiers concrets pour la réaliser. Le président de la République a annoncé qu’un budget d’un milliard d’euros y sera dédié d’ici à la fin 2030. Une partie de ces fonds sera consacrée à nos stations polaires, avec, en Antarctique, la reconstruction de la station Dumont d’Urville et la rénovation de la station franco-italienne Concordia. 50 à 100 millions d’euros sont également consacrés à un programme de recherche dédié à l’Antarctique.

Emmanuel Macron a annoncé la construction d’un nouveau navire polaire français appelé Michel Rocard. Pourquoi ce nouveau navire et comment s’est opéré le choix de son nom ?

La consommation énergétique d’un brise-glace traditionnel est colossale. De nombreux pays qui en ont construit ont du mal à les financer. L’objectif était donc de concevoir un navire plus raisonnable et résilient sur le plan énergétique et environnemental. Il travaillera dans le Pacifique Ouest sept mois par an, à partir d’une base à Nouméa notamment, puis dans l’Antarctique Est pendant les quatre mois d’été où la navigation est possible. Le président de la République a souhaité lui donner le nom de Michel Rocard, qui joua un rôle clé pour la Nouvelle-Calédonie avec les accords de Matignon en 1988 et fut l’un des pères du protocole de Madrid pour la protection de l’Antarctique, signé en 1991. Il fut aussi le tout premier ambassadeur des pôles, entre 2009 et 2016. La décision a évidemment été prise avec l’accord de sa famille, en particulier avec Sylvie Rocard, très touchée par cette marque de reconnaissance.

Vous êtes à la manœuvre pour l’organisation, avec le Costa Rica, de cette troisième conférence des Nations unies sur l’Océan que va accueillir la France, à Nice, en juin 2025. Là encore, quel est l’enjeu ?

Nous espérons que cet événement sera un moment de bascule, comme le fut 2015 pour le climat. Une centaine de chefs d’états et de gouvernements sont attendus. Tout l’enjeu est de placer la science au cœur des échanges, pour poser une vision d’ensemble de l’Océan et dépasser les silos habituels de la pêche, du transport maritime, de la protection ou de la gouvernance. Nous espérons que cette conférence encouragera les dirigeants à accélérer les négociations internationales en cours sur l’Océan. Je pense notamment à l’accord du Cap sur la pêche ou au traité mondial pour mettre fin à la pollution plastique.

* Olivier Poivre d’Arvor est également président du Musée national de la Marine. Romancier, il publie en janvier 2024 «  Deux étés par an » aux éditions Stock, une fable bien réelle sur un monde sans glace en 2048.

Olivier POIVRE D'ARVOR
Olivier POIVRE D'ARVORhttps://www.diplomatie.gouv.fr/fr/
Écrivain, envoyé spécial du Président de la République, ambassadeur pour les pôles et les enjeux maritimes, président du musée national de la Marine.

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