La France et l’Europe au défi du réarmement naval

Bien que les combats ne soient pas terminés, le conflit qui se déroule en Ukraine est d’ores et déjà riche d’enseignements. Naturellement, celui qui s’impose en premier lieu est le retour de la conflictualité interétatique majeure sur notre continent. Pour la France comme pour les autres États d’Europe, il s’agit d’un bouleversement total de l’environnement stratégique dans lequel ils se projetaient jusqu’à maintenant. Or, le constat est implacable : après 30 ans de désinvestissement massif dans leurs outils de défense, c’est largement désarmés qu’ils abordent ce changement d’ère.

Royaume-Uni, Allemagne, Italie, Espagne, Pologne — pour ne citer que les plus ambitieux — : tous ont confirmé depuis le 24 février leur volonté de renforcer leurs budgets militaires. Hormis évidemment Londres, tous se sont également engagés lors du sommet de Versailles au mois de mars, à inscrire cette remontée en puissance dans un cadre commun visant à soutenir la construction d’une « souveraineté européenne ».

Mais si l’objectif est affiché, il est encore loin d’être réalisé : les annonces d’achats de matériels extra-européens, ou les difficultés rencontrées sur certains programmes communs d’armement, laissent en effet planer le doute. D’autant que, bien loin de la cible de 35% qu’ils avaient défini en 2007, les États européens ne consacrent aujourd’hui que 11% de leurs dépenses d’équipement à des acquisitions conjointes.

La marge de progrès est donc importante, et en particulier dans le domaine naval, qui reste à ce jour le « parent pauvre » de la coopération européenne en matière de défense. Pourtant, des projets structurants dans ce secteur sont capitaux, tant la maîtrise des mers et des océans est revenue au cœur des stratégies de puissance développées par les grands États.

C’est aussi, au niveau tactique et opérationnel, l’une des leçons de la guerre en Ukraine. Certes, les opérations menées jusqu’ici ont très majoritairement relevé de la sphère aéroterrestre. Mais la dimension navale joue également un rôle déterminant, comme on a pu le constater avec les opérations de surface menées en Mer noire — notamment de minage et de contre-minage — ou avec les opérations sous-marines menées dans la Baltique, qui ont notamment conduit au sabotage  — à ce jour non attribué — du gazoduc Nord Stream.

Par ailleurs, Moscou voudra certainement continuer à l’avenir de jouer un rôle de « perturbateur stratégique ». Face à cette perspective, il importe de prendre en compte deux éléments. D’une part, que la marine est, parmi toutes les forces russes, celle qui a été la moins entamée par les opérations en Ukraine. D’autre part, que sa composante sous-marine, qui demeure le cœur de ses capacités navales, a été considérablement renforcée par la prolifération des sous-marins porteurs de missiles de croisière, notamment de classe Kilo. Dans les années à venir, les forces de l’espace euro-atlantiques devront donc aussi considérer la lutte anti-sous-marine comme un enjeu prioritaire.

En outre, l’affaire du Moskva a rappelé, si besoin en était, le caractère fondamental du maintien en condition opérationnelle des bâtiments et de la préparation des équipages pour être en mesure de faire face à l’ensemble des agressions. Les éléments disponibles sur ce croiseur laissent ainsi entrevoir de nombreux manquements techniques et humains, expliquant sa fin tragique. Mais son naufrage pose aussi la question de la capacité des forces navales à faire face à un panel de menaces extrêmement varié, y compris avec des armes à très forte létalité, comme par exemple les missiles hypervéloces.

Le contexte stratégique engendré par la guerre Ukraine est certes nouveau, mais il est en réalité au cœur des réflexions depuis un temps relativement long. Il est désigné par l’expression « haute intensité », qui recouvre l’hypothèse d’un engagement majeur contre un adversaire étatique.

Pour la Marine nationale, la haute intensité est une situation donnée à un instant T plus qu’un changement fondamental. Un navire de guerre, lorsqu’il appareille pour une mission, part à pleine capacité opérationnelle et dispose des systèmes et équipements nécessaires à une grande variété de missions. Car en mer, il est tout à fait possible d’être rerouté pour faire face à une situation de conflictualité bien plus dure que ce qui avait été prévu lors de la planification de la mission. En ce sens, la haute intensité est une hypothèse de travail de chaque instant, que tout commandant de navire de guerre a en tête au moment de quitter le port.

Mais la haute intensité suppose également de ne pas créer de cloisonnement idéologique entre d’une part les actions du bas et du milieu du spectre, et d’autre part celles du haut du spectre. Entre les « milices » de pêcheurs illégaux, les actions clandestines sous-marines, l’utilisation éventuelles de proxies paraétatiques et les combats entre groupes de surface ou sous-marins, il y a bien une continuité de la menace.

Cette continuité impose de penser l’investissement dans plusieurs directions : bien entendu, dans les moyens conventionnels de l’action navale, mais aussi dans les moyens émergents permettant de les compléter — comme les drones de surface et sous-marins — aussi bien que dans les capacités d’appui et de soutien. Il faut ici considérer que l’action dite de « haute intensité », dans un futur peut-être pas si lointain, se déploiera du fond des mers jusqu’à l’orbite terrestre. Les enjeux sont clairs :

  1. La connectivité entre des systèmes de combat de plus en plus interconnectés et employés en interarmées comme en multinational ;
  2. La permanence à la mer et sous la mer, ce qui nécessite des capacités énergétiques améliorées ;
  3. La connaissance et l’anticipation avec les capteurs ;
  4. Enfin la fulgurance par la capacité de frappe létale.

La conception des futurs « grands objets » de la Marine devra prendre en compte de manière impérieuse l’ensemble de ces facteurs. Ici, l’un des meilleurs exemples est le porte-avions de nouvelle génération. S’il n’est pas appelé à agir seul, mais bien au sein d’un groupe aéronaval en bénéficiant de la protection de ses accompagnants (frégates, sous-marins), il doit lui-même disposer de capacités fortes. L’autoprotection du navire — à la fois technologique et au travers des capacités de contrôle des dommages liées à l’entraînement de l’équipage — doit ainsi lui permettre de remplir une large palette de missions : projeter un groupe aérien embarqué, y compris dans un contexte nucléaire ; agir comme poste de commandement interarmées de théâtre ; être un formidable intégrateur de renseignement multi-capteurs par ses systèmes d’information. À ce titre, le groupe aéronaval dont la pertinence était parfois questionnée depuis quelques années, est au cœur de cette vision de la haute intensité, manifestée également par la prolifération des porte-avions et porte-aéronefs dans le monde.

La maîtrise des fonds marins, avec la capacité de renseignement associée, est l’un des autres grands enjeux du réarmement naval actuel avec la Chine et les Etats-Unis comme principaux acteurs, mais pour laquelle il ne faut pas non plus négliger les autres puissances intermédiaires comme l’Inde. La France qui s’est dotée d’une stratégie des grands fonds marins, peut ainsi être le premier acteur européen en termes de capacité et un acteur-clé de la coopération, étant donné les capacités qui existent dans un certain nombre de pays du continent (Belgique, Pays-Bas, Italie, Portugal, etc.). Être présent sous les mers est également devenu un enjeu majeur — manifesté également par la prolifération sous-marine, aussi bien en Indopacifique (Inde, Chine, Australie, Japon, etc.) qu’en Méditerranée orientale (Turquie, Israël, Egypte, Grèce) — avec des systèmes habités aussi bien qu’inhabités. Les sous-marins, en particulier dans l’espace Indopacifique, seront ainsi au cœur des confrontations à venir. En corollaire, la lutte anti-sous-marine et la guerre des mines, sont également des enjeux très forts pour lesquels la France dispose d’un certain nombre d’atouts comme les formidables FREMM ou les systèmes robotisés à venir du programme SLAM-F.

Le réarmement naval mondial qui touche aussi bien les plus grandes puissances que les acteurs de niveau intermédiaire et qui se rencontre dans de nombreux espaces de tensions, ne doit pas pour la France et l’Europe être négligé. Dans un momentum stratégique de décontinentalisation des flux, avec un renforcement de l’axe Méditerranée-Indopacifique au travers de Suez et de la mer Rouge, la capacité à peser dans les débats stratégiques régionaux et mondiaux, nécessite de disposer d’un outil naval qui soit crédible et robuste.

Cédric PERRIN
Cédric PERRINhttps://www.senat.fr/senateur/perrin_cedric14193x.html
Sénateur du Territoire de Belfort, vice-président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. conseiller départemental 90. IHEDN 68e.

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