Quels enseignements la France peut-elle tirer, sur le plan naval, de la guerre en Ukraine marquée par le symbole fort de la destruction d’un croiseur russe de premier rang.
La France, qui a assumé la présidence européenne jusqu’en juin dernier, est dotée de la première marine de l’Union. Ne devrait-elle pas tirer des enseignements navals de la rupture stratégique provoquée par la guerre en Ukraine ? Loin d’ignorer les errements des différentes lois de programmation militaire soulignés à plusieurs reprises en France par la Cour des comptes, les commissions de la défense du Parlement et autres think-tank, l’heure n’est pas à la chasse aux sorcières mais bien à la prise en compte des défis immédiats de notre marine qui fait le « job » avec brio mais qui est à bout de souffle. Ne serait-ce pas aussi l’occasion d’appeler en urgence à des acquisitions européennes mutualisées, à une collaboration renforcée avec l’OTAN, à un rapprochement avec les Etats-Unis, à la modernisation et à la remise à niveau des unités de combat par achat sur étagères ?
Les marines européennes en première ligne
Les premières analyses du conflit ukrainien soulignent l’efficacité des systèmes d’armes occidentaux face à une armée russe vraisemblablement mal préparée. Néanmoins, il serait hasardeux de ne pas considérer le pouvoir d’obstruction de la Russie et de la Chine qui peuvent en entrainer d’autres pour grever la liberté d’action occidentale mais aussi générer des tensions de haute intensité sans jamais toutefois basculer vers la guerre totale. Les premières zones de friction seront à la mer plaçant les marines européennes en première ligne. Conséquemment, les menaces immédiates pour l’Europe ne sont pas une invasion ou un conflit interétatique forces contre forces(1). Elles sont de trois ordres. La première est une action entravant l’activité économique européenne assortie d’une rupture de ses approvisionnements et de ses ressources commerciales, conduisant, à long terme, à de plus grands conflits non contrôlés. La seconde est l’effondrement des équilibres fragiles en Méditerranée, en mer Baltique et dans l’océan Arctique en raison de comportements perturbateurs ou agressifs conduisant à des formes chaotiques de non-droit. La troisième est l’émergence de divers concurrents ou rivaux qui contrecarreraient la présence traditionnelle de la puissance maritime européenne, avec une dérive potentielle vers des confrontations locales. La plupart des scenarii sont pessimistes et conduisent à envisager le retour à du combat naval traditionnel, mais aussi hybride, qui obligera les opinions publiques européennes à admettre des taux d’attrition importants et jamais vus depuis la Seconde Guerre mondiale. N’importe quelle flotte à la mer sera une cible offerte à des francs-tireurs de tous poils, car il est illusoire de vouloir rester discret et manœuvrant dans ces conditions. A ce titre, si la situation dégénérait en Méditerranée par exemple, les concepts d’emploi du porte-avions français (comme des autres porte-aéronefs européens) feraient probablement prévaloir la prudence et donc son éloignement significatif des zones de combat, diminuant, de fait, sa capacité de frappe.
Combler le vide de marines vieillissantes
La faiblesse militaire européenne, en particulier dans le domaine naval, est un facteur de risque majeur pour les années à venir. Il est prématuré de fixer la vision à long terme de la capacité navale de l’Union européenne (UE). Il n’y a plus de stratège pour répondre à la question : une marine pourquoi faire ? Néanmoins les États Membres ont pris conscience de la nécessité de combler le vide de marines vieillissantes, isolées, confrontées à des défis désormais anxiogènes. Depuis plus d’une décennie, le constat est que les flottes héritées de la guerre froide sont frappées d’obsolescence. Le défi consiste, dès lors, à déterminer comment maintenir des flottes équilibrées avec un éventail complet de capacités. Compte tenu d’autres priorités dans un monde globalisé et multipolaire, le défi semble avoir été hors de portée des économies occidentales suite à la disparition d’un « ennemi formel » après la chute du mur. La plupart des mentalités politiques des États membres ayant, en outre, évolué vers des positions plus nationales. Par manque de consensus, il en est résulté une réduction de facto du niveau d’ambition collectif pour les forces européennes en mer repliées sous le parapluie virtuel de l’OTAN qui, depuis l’agression russe en Ukraine, a repris fort logiquement la vigueur nécessaire.
Prise de conscience et rééquipement
Les opinions publiques des États Membres de l’UE qui, jusqu’à présent, envisageaient politiquement leurs marines dans un concept d’emploi du temps de paix et comme un outil de stabilité à coût maîtrisé, ont pris conscience de leur inconséquence. Les marines, comme le reste des capacités de la Défense, doivent refléter l’évolution de l’identité et de l’ambition nationale. Mais aujourd’hui il n’y a pas d’ambition nationale, à part pour quelques marines océaniques comme la France (ou la Grande-Bretagne demeurée, malgré tout, européenne sur ces questions), qui n’a jamais cesser de maintenir, à un prix élevé, son autonomie stratégique, essentiellement pour le soutien de sa Force Océanique Stratégique. Mais parce qu’il faut des décennies pour concevoir, posséder et moderniser les marines, celles-ci ne peuvent pas s’adapter instantanément aux virements politiques actuels. C’est une décision irréversible et couteuse. C’est pourquoi il y a eu jusqu’à présent un nouveau genre d’orientation européenne visant à maintenir un statu quo : laisser le nombre d’unités diminuer naturellement par obsolescence et laisser l’industrie proposer l’innovation et les nouvelles technologies. La solution de facilité est de n’acheter que quelques unités « vitrines » pour booster l’export et montrer le savoir-faire occidental et national. C’est le cas de la France, de la Grande-Bretagne et de l’Italie qui ont, certes, quelques belles unités mais dont le reste de la flotte est à la peine pour garantir tout le spectre de leurs missions, surtout pour de la haute intensité. La solution pour répondre aux tensions à venir sera d’acquérir sur étagères des équipements de combat modulaires, beaucoup plus modernes, pour les disposer sur des plateformes anciennes, suréquipées et surarmées (armes et systèmes d’autodéfense à haute énergie, munitions intelligentes, drones armés, liaisons tactiques), capables de frapper et d’encaisser des coups. Les capacités essentielles seront la saturation des feux et la rusticité.
Les outsiders russe et chinois
Malgré tous les wargames à grande échelle que jouent les officiers d’états-majors, le contexte du combat naval sera vraisemblablement à l’avantage des outsiders qui garderont en embuscade l’initiative de tirer les premiers. Certains game changers doivent être considérés dans l’évaluation des risques. La marine russe a deux domaines d’excellence opérative qu’elle n’a pas perdus depuis la guerre froide : l’efficacité de ses forces sous-marines, dotées d’armes très puissantes (torpilles lourdes et missiles), et l’assaut « air » à la mer avec une grande efficacité en portée et en capacité de saturation de missiles. Elle a, en outre, développé des missiles hyper-véloces qui atteignent des vitesses supérieures à mach 5, très difficiles à contrer avec les systèmes d’armes actuels. Compte tenu des zones d’opérations restreintes, il ne lui sera guère compliqué de trouver un relais de désignation d’objectif et de miser sur la saturation. Un porte-avions et son escorte seraient alors en fâcheuse posture. La Chine possède, après des années d’expansion, la plus grande marine du monde. Elle a acquis, en tonnage, l’équivalent de la flotte française tous les ans et demi. Même si elle n’a pas été testée dans des exercices internationaux, elle a clairement la capacité à protéger ses « routes de la soie maritimes » et convoite les ressources de la mer de chine et bien au-delà, considérant son espace vital comme immense. Tout comme la Russie, la Chine est, elle aussi, dotée de missiles hyper-véloces, mais ce qui constitue réellement un game changer, c’est le nombre d’unités de combat qu’il faut considérer dans le cadre d’un conflit classique à la mer ou d’opérations d’interdiction d’accès (Sea denial).
Drones, flux logistiques et intelligence artificielle…
Les drones sont la grande révélation de ces dernières années. Ils peuvent efficacement suppléer toutes les activités humaines militaires, sous, sur et au-dessus de la mer. La mise en œuvre de drones en réseaux à longue endurance va inévitablement bouleverser et entraver la liberté d’action sur mer, en particulier dans les passages obligés (détroit, chenaux, etc.) et dans les zones littorales qui maillent les zones d’opérations maritimes. Il sera illusoire de rester discret. Dès lors, le danger est démultiplié. En outre, l’usage des drones armés (encore interdits pas certaines lois nationales) va se généraliser pour viser une efficacité maximale à bas coût. Bref, une modification complète du paradigme doit être envisagée au niveau législatif, mais aussi dans les concepts d’emploi des systèmes d’armes des marines qui doivent faire face à des myriades d’engins mortels (essaims de drones). A la mer, la liberté de naviguer et de transit est un droit fondamental. Mais désormais aucune flotte n’est à l’abri d’une attaque terroriste, d’un relais de position de la part d’un boutre ou d’une « tapouille » de pêche ou d’un cargo employant des drones de combat. La guerre sur mer commence par l’élaboration de l’image tactique qui est désormais facilitée, à tous les niveaux, par des moyens modernes, simples et peu chers. Les distances et la vitesse élevée à laquelle les opérations aéromaritimes seront conduites auront un impact crucial sur les flux logistiques. Les tankers et autres navires ravitailleurs seront encore davantage des cibles privilégiées. Ils n’ont actuellement quasiment aucune protection. L’Intelligence artificielle (IA), pour détecter les signaux faibles et précurseurs sera l’outil déterminant qui fonde l’image maritime (Recognized Maritime Picture). A la mer tout est question de vigilance et de permanence de veille. L’IA associée à la détection par moyens spatiaux, apportera une plus-value considérable dans l’aide à la décision tactique.
Le cas du Moskva, bis repetita placent
Le récent cas de l’attaque du croiseur Moskva en Mer noire nous rappelle la vulnérabilité des bâtiments de combat, comme si les leçons du passé aux Malouines avaient été oubliées. Dans la nuit du 13 au 14 mars derniers le croiseur lance-missiles de classe Slava fait des ronds dans l’eau près de l’île aux serpents pour du guet aérien radar sur le flanc sud-ouest de la zone de front. La météo est orageuse et la détection est mauvaise. Deux drones TB2 (Ndlr, de fabrication turque), assez rustiques, procèdent vraisemblablement à une désignation d’objectif (probablement soutenus par un Poséidon P8 américain ) et deux missiles P 360 Neptune (comparable au Harpoon US ) font but. Les drones n’ont jamais été détectés par cette météo. L’attaque de nuit a été favorable car la vigilance était semble-t-il moindre. La liberté de manœuvre réduite et caractéristique du croiseur faisant des ronds dans l’eau lui aura été fatale. Ce genre de scénario est répétable à l’infini pour n’importe quel bâtiment de combat évoluant en espace restreint. On peut imaginer n’importe quel cargo à la mer effectuer ce même type de désignation d’objectif avec des drones de même taille quasi indétectables. Même si les moyens de détection du Moskva étaient de conception ancienne, ils ont été totalement inopérants. La plupart des marines, sont trop confiantes dans leurs technologies et réduites depuis trop longtemps à des missions militaires asymétriques de contre terrorisme maritime ou de lutte contre les trafics illégaux. Le temps de la lutte sur mer est de retour.
Que faire dans l’immédiat ?
Nous l’avons vu, il est sans doute trop tard pour refondre les différentes marines afin de faire face aux ruptures stratégiques récentes. Comme le disent les Anglais : KISS (Keep It Stupid and Simple) ! A l’instar des principes de l’US Navy, toute plateforme navale doit être surarmée pour lui permettre de se défendre et apporter la concentration des feux sur les opposants. Il est donc temps : de mutualiser les achats sur étagères de systèmes d’armes modulaires d’autodéfense et de hardkill (Ndlr, armes dures : canons ou missiles) pour surarmer toutes les plates- formes en ordre de bataille ; de continuer de miser sur l’Europe et notamment sur la mise en œuvre de consortium d’achat ; de renforcer la coopération franco-anglo-américaine pour garantir une place au leadership naval européen ; de concentrer tous les exercices à la mer sur la haute intensité ; de cesser de gesticuler à la moindre situation de crise e de préserver le potentiel existant déjà bien entamé, pour se préparer à des situations de combat bien réelles dans un futur proche ; de tenter de partager, avec nos partenaires européens, les missions régaliennes de basse intensité ; de ne pas suivre les conclusions de la Cour des comptes qui recommande de faire abandonner à la Marine de grandes fonctions opérationnelles, car cela génèrerait des pertes de savoir-faire irréversibles ; enfin, de lancer un Plan bleu au plus tôt à l’image du Plan bleu de l’Amiral Patou en 1970 ou du Statut naval de Georges Leygues en 1920 qui avaient tous deux une vision stratégique de puissance sur mers pour la France. One day, one fight !
- Sauf pour les territoires d’outre-mer qui, du fait de leur éloignement géographique et conséquemment de l’élongation opérationnelle, provoquent, comme dans le cas des Malouines, des velléités revendicatrices sous influences extérieures se revendiquant de tous types d’obédiences (confessionnelles ou autonomistes).