« Les fonds marins sont comme des univers parallèles qui semblent réellement remplis de vie extra-terrestre ».
Biologiste marin, photographe naturaliste, plongeur de l’extrême, Laurent Ballesta se consacre à la connaissance et à la protection du milieu marin depuis plus de 25 ans. En 2019, sa dernière expédition Gombessa V a permis d’explorer et d’étudier la zone crépusculaire de la Méditerranée, de Marseille à Monaco, une Première mondiale. Rencontre.
Propos recueillis par Erwan Sterenn
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Vous avez commencé la saga des expéditions Gombessa avec le Coelacanthe auquel vous avez consacré quatre années de votre vie. Pourquoi ?
Parce que le coelacanthe représente à lui seul, tout ce qui m’attire dans le monde sous-marin. D’abord un mystère scientifique, ensuite un défi de plongée pour y accéder, et enfin il permet de tenir une promesse, celle d’images animalières inédites. En ce début de troisième millénaire voilà trois valeurs qui deviennent utopiques : rencontrer des espèces rares, arpenter des territoires inexplorés, faire des photographies d’animaux jamais illustrés. Au-delà de ça, le cœlacanthe a cette capacité de pouvoir intéresser tout le monde, pas seulement les passionnés de mer. Le coelacanthe, dernier représentant de notre ancêtre aquatique, a des choses à nous dire sur nos propres origines et cela parle à tous les êtres humains. Gombessa est le nom local du coelacanthe aux Comores, en d’autres termes le premier nom qui fut donné à cette animal mythique, et j’ai gardé ce nom pour désigner les expéditions suivantes dans la mesure où nos projets conservaient ces valeurs de mystère scientifique, de défi de plongée et de promesse d’image.
Votre dernière expédition Gombessa V vous a amené à explorer et à étudier la zone crépusculaire entre 60 et 140 mètres de fond, de Marseille à Monaco, dans des conditions techniques exceptionnelles. Quelles conclusions, quels résultats et surtout quels enseignements en tirez-vous ?
Difficile de résumer en quelques lignes une telle expédition qui a incubé pendant presque vingt ans. En terme de découverte du milieu, cela s’est conclu par des observations naturalistes inédites presque chaque jour, des espèces rares comme l’araignée élégante, le barbier perroquet, le limbert à filament, la morue cuivrée, mais aussi des comportements inédits comme la reproduction des calmars veinés, la parade nuptiale des murènes, la prédation du chapon, etc. De plus, il faut garder à l’esprit que tout cela s’est passé sur la côte d’Azur, sur des fonds que l’on croit connaitre ou, pire, que l’on croit dévastés. Cette exotisme mise en image est d’autant plus pertinent qu’il n’a pas été réalisé au bout du monde ! Ce projet, c’était aussi des analyses acoustiques, des modèles photogrammétriques en 3D des récifs profonds, des inventaires faune et flore via l’ADN environnemental, tout cela en partenariat avec divers organismes de recherche et avec l’Agence de l’Eau. Il y a eu aussi des prélèvements de gorgones profondes pour les études des bactéries symbiotiques menées par le Centre Scientifique de Monaco. Et puis il y a cette méthode de plongée, mariage des techniques de la plongée industrielle à saturation avec celles de la plongée moderne en recycleur électronique autonome : il me semble que nous avons montré que cela ouvrait de nouvelles perspectives d’exploration du monde sous-marin si proche, et pourtant si inaccessible. Personnellement, j’en retiens aussi qu’un peu d’entêtement permet de réaliser tous les rêves, du moins s’ils ont du sens bien sûr. Si c’est bien le cas, si l’on est honnête avec son projet et ceux à qui on le propose, alors il ne faut pas s’inquiéter : tôt ou tard, les rêves se réalisent, ce n’est qu’une question de temps, ce temps qui finit toujours par offrir les opportunités. Il faut simplement rester attentif ! Ne jamais confondre l’idée de renoncer avec celle de patienter.
En 2007, vous prenez la photographie la plus profonde jamais faite par un plongeur à – 190 m de fond au large de Nice. Quelle est cette image, et surtout que ressentez-vous, qui êtes-vous lorsque vous la prenez : Neil Amstrong sur la lune ?
C’était un petit corail jaune, l’espèce Dendrophyllia cornigera, que je croyais rarissime. A cette époque je confondais la rareté avec l’inaccessibilité ! Ce qui était difficile, ce n’était pas de trouver ces créatures, mais simplement d’accéder à leur univers. Je me souviens me sentir extrêmement fébrile lors de cette plongée durant laquelle je suis descendu à 201 mètres, une plongée qui a duré 6 heures, dont 5h45 de remontée ! Toutes ces analogies avec l’espace et les cosmonautes sont très flatteuses et il est tentant de s’y vautrer. C’est vrai qu’il existe quelques similitudes symboliques, mais il ne faut pas oublier que les hommes et les femmes qui vont dans l’Espace sont les élus d’une redoutable sélection sur plusieurs années. Des centaines de milliers de candidats, et seuls quelques uns iront gouter de l’apesanteur et du vide interstellaire. Voilà ce qui fait d’eux des héros avant même d’avoir décollé du plancher des vaches. Les plongeurs n’ont pas cette étoffe-là. Je pense même que certains d’entre nous sommes des cosmonautes frustrés, et plongeons par défaut de ne pouvoir visiter d’autres planètes. Nous avons de la chance dans notre petit malheur : les fonds marins sont comme des univers parallèles qui semblent réellement remplis de vie extra-terrestre !
Que vous inspire, en tant que scientifique spécialiste du milieu marin, la crise sanitaire que nous vivons ?
J’y vois d’abord la conséquence de nos négligences environnementales, la sanction de nos prétentions d’être-vivant se croyant au dessus des contingences du monde vivant. On a tué nos loups, nos ours, et tous les grands prédateurs, mais nous voilà à nouveau vulnérables par l’infiniment petit. J’y vois aussi, grâce aux missions menées en 2020, lors du confinement et de l’été qui a suivi, que la nature ne demande qu’un peu de répit pour se remettre. Les diverses manifestations d’une « reprise » de la biodiversité, observées en 2020 et liées à l’arrêt des activités humaines en mer, me portent à penser que nous avons tout à gagner à agrandir les aires marines protégées. Certains savants pensent que si nous protégions 20% du littoral, cela suffirait, par effet de débordement, à réensemencer les 80% restant et exploitables. Or, aujourd’hui nous sommes seulement à 1% environ de zones strictement protégées.
Les images qui accueillent le visiteur sur votre site internet sont d’un esthétisme extrêmement puissant. Vous sentez-vous d’abord scientifique ou photographe ?
Je ne me pose pas vraiment la question. Je suis certain de ma curiosité pour les secrets du monde sous-marin, et de mon impérieux désir de les sublimer par la photographie, de les partager par le récit, de les comprendre par l’étude scientifique. Et puis, j’ai la conviction que ces différentes approches s’enrichissent mutuellement et forment un tout cohérent.
Votre dernière expédition est arrivée à Monaco. Quelle relation entretenez-vous avec la Principauté ?
La Principauté, au travers de la Fondation Prince Albert II de Monaco et de la Société des Explorations de Monaco, est devenue en 2019, puis 2020, un de mes principaux soutiens pour que les expéditions Gombessa puissent exister. Ils sont tout de suite venus se mettre au premier rang de mes partenaires, au coté de mon partenaire historique la Manufacture de Haute Horlogerie Suisse Blancpain. Je suis évidemment très reconnaissant de la confiance que m’ont portée Monaco et SAS le Prince Albert II au cours de ses deux dernières années. Mais ce n’est pas qu’un sentiment de reconnaissance. Je ne peux pas cacher un sentiment de fierté de pouvoir compter sur la Principauté, qui soutenait jadis les expéditions du Commandant Cousteau, celui-là même qui m’a inspiré dès le plus jeune âge. J’ai aussi ce souvenir, enfant, de visiter le Musée et d’en sortir avec encore plus de convictions pour mon métier futur. Sans doute que de voir cet édifice massif surplombant le célèbre Rocher a dû donner un caractère concret, palpable, à mes rêves qui ne tenaient jusque là qu’à travers les images de films… Aujourd’hui, quand j’ai un rendez-vous au Musée, c’est la même émotion. Etre reçu dans ses murs, ses salles marquetées et chargées de l’histoire de l’océanographie moderne me remplit à chaque fois d’un sentiment de respect et d’honneur. Je ne prétends pas, bien sûr, marcher dans les pas du célèbre Commandant ni dans ceux du pionnier et fondateur Albert 1er, mais, même si ça peut paraitre naïf, je me sens obligé de donner le meilleur en hommage à ces prestigieux aïeux. On nous dit qu’aujourd’hui les enjeux sont différents, qu’il ne suffit plus d’acquérir de la connaissance, que l’urgence des crises écologiques et sociales demande des actions concrètes, on demande à la science des solutions. Alors, certains impatients voient l’exploration simplement comme la part romantique de la science moderne. A force de courir à ces nécessités urgentes, on oublie que l’exploration n’est pas un idéalisme, ce n’est pas un luxe de la science, c’est au contraire son socle. L’exploration est la base de la science, qu’il s’agisse des profondeurs de l’océan ou des méandres de l’ADN, l’exploration est la condition à tout projet de conservation du vivant et de restauration des écosystèmes. Cette dimension d’exploration n’a jamais quitté, je crois, les valeurs de la Principauté, et c’est aussi ce qui m’anime depuis le plus jeune âge. Inconsciemment, c’est peut-être cela qui nous rapproche le plus, une vision idéaliste de la recherche océanologique d’abord, puis un désir réaliste de transmission et de conservation.
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