[Le décryptage de M&O] Ingérences étrangères, la France attaquée dans les outre-mer

La Nouvelle-Calédonie est plongée dans la violence depuis l’ouverture le 13 mai dernier, à l’Assemblée nationale, du débat sur l’élargissement du corps électoral aux citoyens résidents sur l’Ile depuis plus de 10 ans. Une situation explosive qui se voit aggravée par des ingérences étrangères qui ne se limitent pas au « Caillou ». De ses territoires d’outre-mer jusqu’à la Corse, la France est en fait la cible d’une guerre de l’information d’envergure qui ne fait que commencer. En tête de l’offensive se trouve l’Azerbaïdjan. Explications.

Par Pierre d’Herbès, Expert en intelligence économique, fondateur du cabinet dHC

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Les phénomènes d’ingérence, de dénigrement et de déstabilisation ne sont pas nouveaux. Seulement, la France concentre un nombre élevé d’attaques depuis une décennie et la tendance n’est pas à la baisse. Pourquoi ? L’entrée du monde dans l’ère numérique, l’horizontalisation subséquente du partage de l’information et la quasi-instantanéité de sa diffusion, ont ouvert de nouvelles opportunités d’action aux acteurs internationaux, qu’ils soient étatiques, privés ou issus de la ”société civile”.

La France subit depuis plusieurs années en Afrique une offensive informationnelle en règle dans un contexte de compétition d’influence féroce sur le continent. Lancée par ses compétiteurs, notamment Russes et Turcs, cette guerre de l’information visait, et vise encore, à dénigrer le pays, son armée et son action en général.  En exploitant par exemple la fibre, par ailleurs fallacieuse, de l’anticolonialisme.

Aujourd’hui, c’est le territoire français qui est ciblé et spécifiquement ses territoires ultra-marins – Nouvelle-Calédonie, Polynésie, Antilles – et plus proche encore, la Corse.

En première ligne de cette offensive menée tous azimuts, on trouve l’Azerbaïdjan qui exploite la fibre indépendantiste d’une partie des populations locales.

Comme Moscou et Ankara, Bakou promeut et diffuse l’image d’une France pillarde, parasite et brutale, en bref d’une puissance coloniale criminelle. L’effet final recherché est clair : affaiblir la cohésion nationale et salir l’image internationale du pays.

La steppe à l’assaut de l’outre-mer français

Cette offensive de l’Azerbaïdjan, relativement récente, d’intensité encore basse mais qui ne doit pas être sous-estimée, a été lancée depuis le sommet même de l’État : en mars 2023, le président de l’Azerbaïdjan, Ilham Alyev, dénonçait lors d’un sommet du Mouvement des non-alignés (MNA), les : « sanglants crimes coloniaux et actes de génocide » de la France « contre les pays membres du MNA en Afrique, en Asie du Sud-Est et ailleurs ». L’outre-mer français était qualifié de « restes abominables de l’empire colonial ». Le président azerbaïdjanais se prononce par ailleurs – comme la Russie – pour la souveraineté des Comores sur l’île française de Mayotte dans l’océan Indien. En novembre 2023, il réitérait ses attaques accusant la France de « préparer le terrain pour de nouvelles guerres » : Paris, affirme-t-il, « déstabilise non seulement ses colonies présentes et passées, mais aussi notre région, le Caucase du Sud, en soutenant les tendances séparatistes ».

Quelle mouche a donc piqué ce petit pays, riverain de la mer Caspienne ? La réponse se trouve probablement dans la colère de Bakou à la suite du renforcement de la coopération militaire et diplomatique entre la France et l’Arménie, voisin et ennemi juré de l’Azerbaïdjan. Partenaire stratégique de la Russie et de la Turquie, Bakou pourrait aussi avoir décidé de coordonner ses actions d’influence avec celles menées par Moscou et Ankara contre la France.

Ces derniers mois ont, de fait, illustré l’implication croissante de l’Azerbaïdjan dans les affaires internes françaises avec notamment deux évènements particulièrement remarqués : la signature, à Bakou, le 18 avril dernier, par une élue du FLNKS, le parti indépendantiste de Nouvelle-Calédonie, au nom du président du Congrès de Nouvelle-Calédonie, d’un mémorandum de coopération entre l’Assemblée nationale d’Azerbaïdjan et le congrès de Nouvelle-Calédonie. Suivie une quinzaine de jours plus tard par la signature, dans les locaux de l’ONU à Vienne, en marge cette fois d’une conférence intitulés : « La voie de la décolonisation : Les conséquences de l’assimilation et ses implications pour la réalisation des droits de l’homme », d’un second mémorandum de coopération entre les indépendantistes polynésiens du Tavini Huiraatira et le Baku Initiative group (cf plus bas). Plus spécifiquement le mémorandum vise à : « prévenir les menaces à l’identité nationale en réduisant les effets de l’assimilation et à obtenir des résultats importants dans le sens de la décolonisation ».

Quelques mois plus tôt, en décembre 2023, une journaliste azerbaïdjanaise, réputée proche des services de renseignement de Bakou, avait déjà été expulsée de Nouvelle-Calédonie pour tentative de déstabilisation.

Et les interventions de l’Azerbaïdjan ne se limitent pas aux territoires français de l’océan Indien et du Pacifique. La Corse est aussi directement visée.

En février 2024, l’agence de presse azerbaïdjanaise, l’Azertac, a officiellement relayé le communiqué d’un « Groupe de soutien au peuple Corse » créé au sein même du Parlement Azerbaïdjanais. Saluant la création de Nazione un nouveau mouvement indépendantiste local, le groupe « condamne fermement les actes illégaux des forces de l’ordre françaises contre les indépendantistes en Corse,  exige que les autorités françaises respectent les droits humains fondamentaux, insiste pour que le gouvernement français garantisse la liberté de réunion du peuple corse et son droit de s’unir, exige que toutes les personnes détenues soient immédiatement libérées et que leurs persécutions politiques cessent »…

Nazione est, selon des sources locales en Corse, un faux-nez du mouvement Corsica Libera dont l’un des membres, Jean-Jacques Rodriguez, avait quelques mois plus tôt pris la parole à Bakou lors d’une conférence contre le néo-colonialisme. En février 2024, l’Azertac a également interviewé Petru Antone Tomasi, ancien porte-parole de Corsica Libera, au sujet des arrestations de militants du parti Nazione.

L’Azerbaïdjan est ainsi parvenu, en peu de temps, à tisser un réseau à travers les territoires français d’outre-mer. Les déclarations récentes de l’indépendantiste Ella Tokogari, à Tahiti-infos, résument bien la situation « On va à l’ONU tous les ans. On est invité régulièrement en Azerbaïdjan. Pour ma part, j’y suis allée déjà quatre fois depuis le mois de juillet. On parle de nous et à partir de là, nos petites voix au milieu du Pacifique sont entendues un petit peu partout dans le monde ».

Il importe maintenant d’en comprendre le fonctionnement et la portée.

Le lobbying international du Baku initiative Group

Les évènements cités plus haut sont l’écume d’un dispositif plus dense et systématique. Comment fonctionne-t-il ? En 2023, l’Azerbaïdjan préside le mouvement des non-alignés (MNA), l’occasion rêvée pour pousser ses narratifs décoloniaux. Le processus est réellement lancé lors du sommet du MNA à Bakou au début du mois de juillet 2023. Le 6 juillet, en marge de l’événement, est créé le Baku Initiative Group (BIG), une ONG exclusivement dédiée au combat contre le colonialisme. Elle est dirigée par un ancien cadre du SOFAZ, le fonds souverain (hydrocarbure) de la République d’Azerbaïdjan.

Le même jour, les indépendantistes de Martinique, de Guyane, de Nouvelle-Calédonie (notamment le FLNKS) et de Polynésie française étaient invités à assister à  un colloque organisé par le Centre d’analyse des relations internationales d’Azerbaïdjan dont le thème était sans équivoque : “Dans la direction de l’élimination totale du colonialisme”. Le communiqué final invitait les indépendantistes à « poursuivre et amplifier leurs luttes jusqu’à l’émancipation totale de leurs peuples ».

Le BIG est ainsi créé pour devenir la cheville ouvrière de l’idéologie décoloniale portée par une partie des non-alignés, par les indépendantistes de l’outre-mer français et par les compétiteurs internationaux de la France. De fait, les actions physiques, digitales et évènementielles du BIG visent presque exclusivement la France.

L’ONG déploie dans cette optique un lobbying intensif sur le territoire français et à l’international. On la retrouve en Nouvelle-Calédonie lors des manifestations organisées par la Cellule de coordination des actions de terrain (CCAT) – l’organisation est aujourd’hui accusée d’être à la pointe des émeutes ces derniers jours – les 21 et 28 mars 2024 où l’on a vu fleurir bon nombre de drapeaux azerbaïdjanais. Son logo figurait sur les tracts de la manifestation et sur des t-shirts reprenant les slogans du CCAT notamment contre le projet de loi visant à élargir le corps électoral aux citoyens résidents depuis plus de 10 ans en Nouvelle-Calédonie….

L’ONG azerbaïdjanaise ne se contente pas d’activisme. Elle se montre aussi très efficace sur le volet évènementiel avec la réalisation de près d’une dizaine de rencontres depuis sa création il y a… dix mois. Citons par exemple la conférence du 24 février 2024, organisée à Istanbul sur le thème “Décolonisation : le début de la renaissance”, où l’on a retrouvé les indépendantistes guyanais, polynésiens, corses, etc. mais aussi des personnalités plus surprenantes telles que Tunç Demirtas, chercheur à la SETA, uthink tank réputé proche du président Erdogan et des réseaux des Frères musulmans. 

Car le BIG ne se contente pas seulement de stimuler la fibre décoloniale. Il est aussi sur le terrain de la lutte contre l’islamophobie à l’image de la conférence organisée à Bakou  le 9 mars 2024 par Centre d’analyse azerbaïdjanais des relations internationales, en partenariat avec le BIG. On trouve parmi les personnalités  les plus notables des cadres de l’Organisation de la coopération islamique, l’ONU des pays musulmans, mais aussi de l’Organisation du monde islamique pour l’éducation, les sciences et la culture (ISESCO), une organisation réputée proche de la doctrine des frères musulmans. Lors de la conférence, la France est présentée comme un pays structurellement islamophobe.

On note par ailleurs l’implication de plusieurs militants indépendantistes français dans le fonctionnement de l’ONG. Ella Tokoragi, membre du Tavini (Polynésie), fait aussi partie du conseil d’administration du BIG. Le 25 mars 2024, c’est un indépendantiste guadeloupéen, Jean-Jacob Biceps, ancien député EELV, qui représente le BIG lors du sommet des non-alignés. C’est aussi en marge de la fameuse conférence du 30 avril 2024 organisée par le BIG, dans les locaux de l’ONU à Vienne, qu’est signé le mémorandum de coopération évoqué plus haut avec le Tavini polynésien.

Quel impact ont les évènements et les actions du BIG ? Celles-ci sont surtout reprises par les médias azerbaïdjanais – l’AzertacTrend News Agency ou Media.az – et turcs tels que le grand quotidien Yeni Safak. Le BIG dispose aussi d’une caisse de résonance sur ses réseaux sociaux qui cumulent quelques milliers d’abonnés. S’il importe donc, à ce stade, de ne pas exagérer leur portée, il ne faut toutefois pas oublier que l’ONG est récente et qu’elle dispose déjà d’un solide réseau politique international via, probablement, les ressources de l’État Azerbaïdjanais. De plus, les évènements se précipitent. Les émeutes, encore en cours, offrent une visibilité de choix aux indépendantistes et à leurs parrains étrangers. Le 15 mai, Nathalie Yamb, influenceuse panafricaine proche de la Russie, relayait des images des troubles en reprenant les éléments de langages du BIG : « l’Etat colonial français interdit TikTok et déclare l’état d’urgence, confronté à l’insurrection des populations kanaky ».

L’offensive parlementaire

L’Azerbaïdjan dispose en France d’un réseau appréciable notamment à l’Assemblée nationale. Le pays, via le BIG ou non, mène des actions d’affaires publiques. Comme n’importe quelle entité étatique ou privée d’ailleurs. Sur le thème de la décolonisation et de la lutte contre l’islamophobie, force est de constater que c’est auprès de l’extrême-gauche française que le pays fait le plus recette. Cela n’est guère surprenant compte tenu de la vielle tradition anticolonialiste de cette dernière et de sa perméabilité actuelle aux thèses indigénistes.

En 2023, Jean-Luc Mélenchon, ex-député et leader de La France Insoumise, et Marie Tondelier, Secrétaire nationale d’Europe Écologie Les Verts (EELV) avaient tous deux apporté leur soutien au leader du Tavini lors des élections territoriales polynésiennes. Plus récemment, le 11 avril, des représentants du FLNKS se rendaient encore au siège de LFI. Le parti pouvant, selon les mots de Mathilde Panot, présidente du groupe LFI à l’Assemblée nationale : ”les aider, dans le combat qu’ils mènent”.

De son côté, le groupe GDR (Communistes) compte en son sein plusieurs députés issus des milieux indépendantistes tels que Reina Arbelot, Tematai Le Gayic et Steve Chailloux, les trois députés Polynésiens tous issus du Tavini. On peut également citer Jean-Victor Castor et Marcellin Nadeau, issus respectivement des partis indépendantistes guyanais et martiniquais, qui entretiennent tous deux des liens avec l’Azerbaïdjan. Le député Marcellin Nadeau, est signalé à l’Assemblée nationale comme ayant été sollicité par le BIG, s’est déplacé à Bakou le 21 novembre 2023  à l’occasion d’une conférence sur les formes de colonisation outre-mer. Il y déclarait alors que la France était responsable d’avoir « empoisonné le peuple de Martinique ». De son côté, Jean-Victor Castor était présent le 6 juillet 2023, en tant que parlementaire, à la fameuse conférence anticolonialiste et explicitement anti-française tenue en marge du sommet des non-alignés (cf. plus haut).

Ces élus sont en première ligne de l’activité parlementaire sur les sujets liés à l’outre-mer français. Comme le 12 mars dernier, lors d’une réunion de la commission des lois de l’Assemblée nationale consacrée au fameux texte relatif au dégel du corps électoral calédonien :  Jean-Victor Castor y avait explicitement dénoncé le texte mais aussi la légitimité du 3ᵉ référendum sur l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie, tenu en 2021, qui avait abouti à une nouvelle défaite des indépendantistes. Son intervention n’avait pas manqué d’être relayée sur les réseaux sociaux du BIG tout comme celle de son homologue député de la France Insoumise qui tient un langage similaire.

La collusion, de plus en plus évidente, entre indépendantistes et Azerbaïdjan, a fini par être vertement critiquée, le 29 avril dernier, par le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin. Le 16 mai, alors que la Nouvelle-Calédonie était toujours confrontée à la violence, celui-ci a été encore plus clair accusant officiellement l’Azerbaïdjan d’ingérence et confirmant, dans une interview à France 2, regretter « qu’une partie des indépendantistes calédoniens aient fait un deal avec l’Azerbaïdjan ». Si ces ingérences ne sont certes pas suffisantes pour expliquer les émeutes en cours, leur impact est loin d’être négligeable. Dans la stimulation préalable des émeutiers et dans leur légitimation a posteriori. Elles appellent à une riposte de grande ampleur de l’Etat français et cela dans toutes les outremers.

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