« La bataille de la Chesapeake est un épisode glorieux de l’histoire de la Marine française » (Jean-Christophe Chaumery)

Le capitaine de frégate Jean-Christophe Chaumery est actuellement commandant en second de la frégate La Fayette*. Il publie un ouvrage exceptionnel sur la bataille de Chesapeake (1), selon lui Injustement méconnue, au cours de laquelle les marins français « renversent le cours de l’histoire ». Explications.

 

Propos recueillis par Erwan Sterenn

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Pourquoi est-ce, selon vous, la victoire navale française qui a changé le monde ?

Le 5 septembre 1781, la bataille de la baie de Chesapeake a été une victoire décisive dans la guerre d’indépendance américaine. De Grasse y a saisi une opportunité pour assiéger Yorktown et y faire tomber l’armée de Cornwallis au lieu de s’acharner contre New York initialement visé par Washington. Jusqu’alors, l’issue du conflit était incertaine car les Américains ne parvenaient pas à prendre le pas sur les troupes anglaises tandis que la Royal Navy maîtrisait les côtes. La flotte du comte de Grasse victorieuse a permis d’obtenir la supériorité terrestre et navale lors du siège de Yorktown, dont la chute a été le tournant de la guerre d’indépendance américaine.

Quel est le contexte géopolitique du moment et qu’est-ce qui a poussé le Roi Louis XVI à envoyer cette flotte et ce corps expéditionnaire en Amérique ?

Après la défaite traumatisante de la guerre de Sept Ans, la France redresse la tête sous l’impulsion de ministres de la Marine visionnaires tels que Choiseul et Sartine, soutenus par la conviction royale que le fait maritime est la nouvelle voie de la puissance basée sur l’économie. Louis XVI œuvre à la reconstruction de la Marine et constitue des alliances. Il établit une nouvelle stratégie navale visant non pas à se venger de l’Angleterre mais à grandir tandis que l’Amérique se soulève. Dans ce contexte, le soutien d’une monarchie aux rebelles américains reste un équilibre politique délicat à l’ère des Lumières. Le roi cherche à affaiblir la puissance anglaise en s’attaquant à ses intérêts aux Antilles, aux Amériques, en Manche et dans l’océan Indien jusqu’à faire apparaître une faille dans la suprématie de la Royal Navy. C’est l’opportunité que de Grasse a su déceler et exploiter.

Revenons à la bataille elle-même. Quelles sont les forces en présence, comment s’est-elle déroulée, quelle est son intensité ?  

Basé aux Antilles, de Grasse rassemble 28 vaisseaux et 1800 canons, et rallie la baie de Chesapeake sans être détecté. Côté anglais, Graves, informé de l’arrivée de Français, quitte New York avec sa flotte de 21 vaisseaux et 1400 canons pour prendre à revers ce qu’il pense n’être que la flotte de Barras. Alerté en pleine opération de débarquement de troupes et de matériels, de Grasse parvient à appareiller et à former sa ligne de bataille en urgence malgré 2000 marins restés à terre. De Grasse manœuvre habilement, déployant son artillerie à une cadence soutenue. La ligne de vaisseaux anglaise se désorganise et les Français malmènent violemment son avant-garde. Les Anglais déplorent 300 morts et blessés contre 200 côté Français. Cinq vaisseaux anglais sont sévèrement touchés, dont un sera sabordé, tandis que seul un vaisseau français est endommagé. Au soir, Graves se replie et de Grasse retourne assiéger Yorktown qui tombe le 19 octobre.

Quels sont tous les facteurs qui ont, selon vous, donné la victoire aux Français ? 

On peut relever l’audace, l’ingéniosité, le sens tactique, l’agilité et la combattivité sans faille des marins. Malgré une situation initiale défavorable, de Grasse est parvenu à surprendre les Anglais par le nombre de ses vaisseaux et sa rapidité à les faire appareiller de la baie grâce à une manœuvre ingénieuse. Les marins ont été combattifs pour manœuvrer les voiles et armer les canons malgré 2000 hommes laissés à terre dans l’urgence. Puis, l’amiral a su maintenir sa ligne en anticipant les sautes de vent et en usant de la fluidité de communication au sein de son escadre. Tandis que les Anglais désorganisés présentaient un angle défavorable à leur tir, la vigueur de l’artillerie française a provoqué de tels dégâts que Graves a dû se replier.

On parle peu des troupes de l’armée de Terre embarquées à bord des bâtiments français. Quel a été leur rôle pendant la bataille et après ?

Des milliers de soldats ont été transportés par la mer pour réaliser des campagnes aux Antilles et en Amérique. Le débarquement à Yorktown ayant été interrompu par l’arrivée de Graves, nombre d’entre eux sont restés à bord et ont pris part à la bataille, prêtant main-forte aux marins dont une grande partie n’avait eu le temps de regagner leurs bords. Après la victoire en mer, le siège a pu reprendre et soutenir l’action des autres troupes terrestres menées par Washington, Rochambeau et La Fayette.

Avant cette victoire historique, la marine française était souvent surclassée par la marine britannique. Qu’est-ce qui a permis d’amener la marine française à ce haut niveau de maitrise dans tous les domaines : commandement, encadrement, équipages, matériels, techniques et innovation, sens tactique, force morale… ?

L’humiliante défaite de la guerre de Sept Ans, et notamment de la bataille des Cardinaux en 1759, a été mûrie pour repenser la Marine dans sa globalité. Les vaisseaux de 74 canons ont vu le jour, l’administration des arsenaux a été réformée, la logistique a été optimisée, les conditions de vie des marins ont été améliorées et les perspectives de carrière ont été développées. Cette flotte transformée a été entraînée au sein des campagnes des escadres d’évolution, au cours desquelles les vaisseaux s’exerçaient à l’art de la manœuvre. Les commandants y étaient évalués, et on retrouve parmi eux de Grasse, Suffren et tant d’autres qui ont mené les flottes à la victoire 20 ans plus tard.

Quelle est la France d’alors dans laquelle a éclos cette Marine ?

La France de 1763 est partagée. Certains s’accommodent de la perte d’une part importante des colonies tandis que d’autres rêvent de revanche à tout prix, allant jusqu’à des plans d’invasion. Les finances du royaume sont très diminuées par la guerre et la métropole vit sous perfusion coloniale. Élaborer une stratégie et reconstruire une Marine requiert de la clairvoyance et de l’habileté politique. Au début de la guerre d’indépendance, la Marine renaissante reste en infériorité numérique face à la Royal Navy avec laquelle elle ne peut espérer rivaliser qu’avec le renfort de l’armada espagnole.

Qu’a retiré la France d’alors de cette victoire en Amérique ? Et celle d’aujourd’hui ?

Bien qu’intense, cette bataille n’est pas la plus meurtrière de la guerre mais sa portée stratégique est telle que la posture anglaise s’effondre sur la voie de l’indépendance. Le rôle essentiel de la France dans cette issue victorieuse lui vaut des accords commerciaux même si Londres a su se ménager une part non négligeable de l’économie de son ancienne colonie. L’amitié franco-américaine s’est solidement forgée dans l’épreuve et s’est cristallisée à la Chesapeake et à Yorktown. Ce lien transatlantique qui s’est manifesté lors des deux guerres mondiales, perdure encore au sein de nombreuses institutions et irrigue les relations diplomatiques entre nos pays.

Comment expliquer que la Marine nationale ait décidé de faire de cette victoire une référence rappelée désormais chaque année ?

La force morale est un moteur puissant de l’efficacité et elle puise son énergie dans le sens donné à l’action. Injustement méconnue, la bataille de la Chesapeake est un épisode glorieux de l’histoire de la Marine française. Plutôt que railler Trafalgar ou le sabordage de 1942, il faut savoir mettre en valeur les faits d’armes enthousiasmants et riches d’enseignements. Ainsi depuis 2022, la Marine a choisi de commémorer la bataille qui a vu les marins renverser le cours de l’histoire grâce à leur ingéniosité, leur valeur militaire et leur dépassement collectif, ce que l’on appelle « l’esprit d’équipage ». Afin de commémorer cette victoire et perpétuer les qualités militaires et humaines qu’elle consacre, dans un contexte international durci, il apparaissait naturel d’en faire un jalon annuel marquant de la vie des marins.

Au cours de vingt ans de service, Jean-Christophe Chaumery a participé à des opérations sous-marines ainsi qu’à plusieurs déploiements du groupe aéronaval en Méditerranée et dans les océans Indien et Atlantique. Il est breveté de l’École de guerre et titulaire d’un master de l’École pratique des hautes études.

  1. « Chesapeake, la victoire navale française qui changea le monde » – Jean-Christophe Chaumery, Éditions Pierre de Taillac, septembre 2024, 352 pages, 26,90 euros

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