Coke en stock et selfie hardi sur le Trudy, cargo de la drogue

Paris, 20 mars 2023 (AFP) – La croisière s’amusait sans voir venir le coup de roulis : sur des photos repêchées récemment par les enquêteurs français, prises avant les interpellations et la saisie record de coke sur le cargo Trudy en 2021, des marins philippins sourient, pain de cocaïne à la main.

Les deux photographies sont floues, les visages aussi, masqués par des T-shirts relevés à la hâte, alors que l’ambiance semble festive.

Sur le premier cliché, un seul élément est net: l’un des hommes « tient à la main ce qui semble être un paquet similaire aux ballots de cocaïne saisis à Rotterdam » (Pays-Bas), note début novembre un des enquêteurs de la Section de recherches de la gendarmerie maritime de Cherbourg, la « SR Gmar », selon des éléments dont l’AFP a eu connaissance.

Depuis deux ans, avec les policiers de l’Office anti-stupéfiants (Ofast) et deux magistrates de la Juridiction nationale contre la criminalité organisée (Junalco), ils enquêtent sur le Trudy, vecteur d’un trafic international entre Brésil, Afrique et Europe.

Le 1er octobre 2021, ce vraquier battant pavillon libérien vogue dans la Manche, après un chargement au Brésil puis une escale en Espagne. Il est censé décharger une cargaison de craie à Anvers en Belgique… Les douanes l’interceptent, le contrôlent: le faux plafond de sa salle de sport révèle plus d’une tonne de cocaïne.

Cette saisie est alors considérée comme « la plus importante dans les eaux territoriales françaises dans l’Hexagone depuis 2018 », selon le ministre des Comptes publics Olivier Dussopt. Les vingt membres d’équipage sont interpellés.

Dix jours plus tard, l’histoire vire au rocambolesque : un commando armé fait irruption sur le cargo, amarré à Dunkerque pour les besoins de l’enquête, et séquestre son équipage de relève. Semblant chercher quelque chose à bord, il repart toutefois bredouille.

Le bateau reprend ensuite la mer jusqu’à Rotterdam, où une nouvelle fouille des enquêteurs néerlandais le 26 octobre 2021 met au jour 520 kg supplémentaires de cocaïne, cachés dans une cale.

Au total, donc, le cargo recelait une tonne et demi de cocaïne, d’une valeur estimée à la revente de 180 millions d’euros.

– Temple japonais comme logo –

Qui a chargé la drogue sur le bateau ? Quand ? Comment ? Pour qui ?

Un rapport d’enquête de l’Ofast, remis le 18 novembre aux magistrates instructrices, synthétise les dernières avancées.

Les enquêteurs tablent désormais sur « deux cargaisons distinctes de cocaïne », « provenant de deux lots de fabrication différente », avec possiblement « différents commanditaires ».

Celle de la salle de sport devait « être normalement récupérée au large des côtes françaises par un petit bateau de pêche français » afin de fournir la France ou la Belgique, a glissé la DEA, l’Agence anti-drogue américaine.

D’où vient la poudre blanche ?

Avec l’aide des autorités judiciaires brésiliennes, les enquêteurs ont établi qu’une partie a été conditionnée dans des sacs marins acquis au printemps 2021 par un homme « bien connu des autorités brésiliennes » pour son lien avec une organisation criminelle de Santos, le plus grand port d’Amérique du Sud.

D’autres sacs étaient frappés d’un logo distinct, un « temple japonais sur fond de soleil rouge », retrouvé sur d’autres saisies massives de cocaïne mi-2021, toutes en lien avec le Brésil, et qui signerait une « organisation criminelle » dirigée notamment par Sergio Roberto de Carvalho, le « Pablo Escobar brésilien », arrêté depuis en Hongrie en juin 2022.

Comment la drogue a-t-elle été chargée ?

La justice française soupçonne rapidement la complicité active de tout ou partie de l’équipage.

Le 5 octobre 2021, le capitaine roumain, le second et le chef mécanicien russes et l’équipage, très largement philippin, sont présentés aux juges de la Junalco. Dix-neuf personnes sont mises en examen puis écrouées, hormis un électricien éthiopien. Début 2023, quatorze étaient toujours détenues.

Deux marins philippins ont ainsi leur ADN sur des cordes servant à attacher des ballots de cocaïne et sur le faux plafond où était stockée la tonne de drogue.

La longue analyse technique des nombreux téléphones et clés USBs retrouvés à bord, synthétisée dans le rapport de l’Ofast, est venue récemment accréditer les soupçons : certains membres de l’équipage posent avec des pains de cocaïne ou sacs qui les contenaient, dans des photos exhumées dans les téléphones d’au moins deux des mis en cause philippins.

Dans leur portable, ainsi que dans celui d’un troisième Philippin, ont aussi été dénichées des discussions très précises avec « Jhon Langer », interlocuteur avec qui aurait été calé le chargement de la drogue au Brésil.

On trouve aussi une capture d’écran d’un dessin « fait à la main représentant un bateau remorquant un chapelet d’objets ou de sacs reliés entre eux avec des espacements de 20 à 25 mètres », mode opératoire possible.

– Cap-Vert ou Canaries –

Pour les enquêteurs, « il est établi » désormais qu’au moins cinq Philippins « ont participé au chargement, au conditionnement et/ou à la dissimulation des cargaisons de drogue ».

Des témoignages concordants accusent l’un d’eux d’avoir promis à bord de l’argent à tous. « Est-ce qu’il n’achète pas le silence voire la coopération de l’équipage, sans qui il ne peut pas faire monter seul des tonnes des cocaïne à bord ? », interrogeait récemment la juge. Début novembre encore, il a gardé le silence sur les faits, implorant la « pitié » de la magistrate après une énième question.

« De forts soupçons pèsent également » sur un sixième, le marin identifié par la DEA comme l’homme-clé de l’histoire, qui conteste toute participation.

Mutiques ou contestant toute responsabilité jusqu’ici, ils seront probablement tous amenés à s’expliquer sur les nouveaux éléments.

De nombreux points restent à éclaircir.

Quid du trajet et des manoeuvres inhabituelles du cargo? Cela a-t-il servi à des livraisons intermédiaires? Pourquoi son signal a-t-il été interrompu plusieurs fois?

Le même mois d’octobre 2021, la marine sénégalaise avait saisi deux tonnes de cocaïne pure sur le navire La Rosa, dans des sacs présentant le même « temple japonais sur fond de soleil rouge ». La question se pose de savoir si elles provenaient du Trudy. En remontant l’Atlantique, le cargo avait pour une fois traversé les îles du Cap-Vert, non loin de Dakar, plutôt que de les contourner comme à son habitude.

La DEA avait, elle aussi, soufflé que deux tonnes de cocaïne avaient disparu du Trudy avant son arrivée dans la Manche, mais pour elle le délestage s’était produit dans les îles espagnoles des Canaries…

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