[Le décryptage de M&O] Les leçons de la mer Rouge

Depuis plusieurs mois, les attaques spectaculaires des Houtis contre les navires de commerce en mer Rouge défrayent la chronique et perturbent le trafic maritime international. En plus de participer au chaos régional ambiant, elles font peser une menace inédite sur les forces navales américaines et européennes qui en tirent un retour d’expérience particulièrement profitable. Explications.

Par

Pierre d’Herbès, Expert en intelligence économique, fondateur du cabinet dHC

Le 4 avril dernier, la FREMM Alsace rentrait à Toulon après trois mois passés en mer Rouge. Son tableau de chasse, quatre drones et trois missiles balistiques, est symptomatique de la prolifération des capacités de déni d’accès (A2AD) déployées depuis plus d’une décennie par des acteurs étatiques et paraétatiques.

Les conséquences politiques et géostratégiques sont profondes. Qui aurait pu imaginer, il y a vingt ans, l’asphyxie durable d’une voie de communication aussi centrale que la mer Rouge ? Si la menace est aujourd’hui plus contrôlée, la partie n’est pas encore gagnée. En témoigne, il y a quelques jours, sur Euronews, les déclarations du contre-amiral Vassilios Gryparis, commandant (OHQ) l’opération militaire européenne Aspides, qui appelait, sur Euronews, à un renforcement des moyens sur le théâtre malgré les bons résultats opérationnels. Une nécéssité compte-tenu des problèmatiques techniques rencontrées récemment par plusieurs pays contributeurs, dont l’Allemagne, qui ont du retirer leur frégate… .

La mer Rouge compliquée

Comment en est-on arrivé là ? Novembre 2023 : Israël poursuit son offensive à Gaza en riposte à l’attaque du Hamas du 7 octobre. En rétorsion, les Houtis, alliés du Hamas, des rebelles yéménites soutenus par l’Iran, passent à l’offensive contre Israël en mer Rouge. Un premier bâtiment, le Galaxy Leader, est arraisonné. Des attaques de drone-suicides et des tirs de missiles se multiplient aux abords du détroit de Bab-El-Mandeb.

Les rebelles yéménites ciblent en priorité – via des investigations en OSINT (Open Source INTelligence/Renseignement à partir de sources ouvertes) et des missions ISR (Intelligence, Surveillance, Reconnaissance) par drones – les navires israéliens ou soupçonnés d’être liés à des intérêts israéliens.

 Le 18 décembre, les États-Unis et leurs alliés, en particulier britanniques, lancent l’opération Prosperity Guardian et mènent des frappes de rétorsion sur le territoire Houti poussant ces derniers à réorienter en priorité leurs actions contre les intérêts de Washington et de Londres.

Soucieux de conforter leur légitimité, les Américains ne parviennent toutefois pas à agréger les pays arabes à leur opération. Ces derniers se montrent en effet discrets sur le dossier. Les cendres de la guerre civile yéménite sont encore chaudes. Ils ne souhaitent pas les raviver. En outre, la rue arabe, sensible à la cause palestinienne, verrait probablement d’un mauvais œil des mesures trop coercitives de leurs gouvernements à l’encontre des Houtis, dont le narratif s’inscrit explicitement dans cette perspective. Les pays arabes sont également largement accaparés par la guerre civile au Soudan, pays riverain de la mer Rouge. Des actions au Yémen seraient susceptibles d’embraser toute la région et profiteraient directement au rival Iranien, par ailleurs toujours plus actif au Soudan.

L’Europe en action

Les attaques Houtis ont rapidement de lourdes conséquences sur le commerce international. Dès le mois de janvier 2024, le trafic maritime se contracte de près d’un tiers en mer Rouge (42 % au mois de mars). Une gageure dans une région qui voit passer 12% du commerce maritime mondial. À ce stade, les premiers concernés sont les armateurs qui ont le choix soit de risquer leurs navires et leurs équipages dans le détroit de Bab-El-Mandeb soit de se dérouter et d’emprunter la route, plus longue, du Cap de Bonne-Espérance. N’oublions pas le canal de Suez et les ports européens qui pâtissent aussi, pour une grande partie d’entre eux, de la situation.

C’est dans ce contexte qu’est lancée le 19 février, sous l’égide de l’Union Européenne (UE), l’opération EUNAVFOR Aspides dont l’état-major basé à Larissa en Grèce conduit les quatre frégates engagées. À cela, on ajoute un état-major tactique embarqué sur la frégate italienne. Paris, qui a largement poussé en faveur du lancement d’Aspides, est l’une des principales contributrices de l’opération avec la Grèce, la Belgique, l’Italie et l’Allemagne. Strictement défensive, Aspides a été montée, selon une source au sein du ministère des Armées, « afin de répondre à la demande de protection des armateurs européens ». En effet, contrairement à son homologue Prosperity Guardian, Aspides ne prévoit pas de frappes de rétorsion ou de coercition sur les Houtis. Ce qui n’empêche pas les deux forces de collaborer en échangeant du renseignement de situation ou bien en intervenant conjointement pour la protection des navires. 

En parallèle, l’UE opère aussi l’EUNAVFOR Atalante qui lutte depuis 2008 contre la piraterie au large de la Corne de l’Afrique. Les deux opérations sont indépendantes l’une de l’autre. Un trait d’union les relie cependant : le Maritime Security Centre Horn of Africa (MSCHOA), un petit organisme basé à Brest dont la mission est d’être une interface entre les compagnies maritimes et le monde militaire. N’importe quel armateur peut si nécessaire solliciter le MSCHOA. Inversement, le centre assure le suivi du trafic maritime et se charge de relayer les alertes en cas d’attaques. Une petite synergie qui s’est mise en place à la grande satisfaction de la Marine nationale qui, selon la même source au sein du ministère des Armées, souhaitait de longue date voir « s’étendre le périmètre de l’opération Atalante ».

Baptême du feu et retour d’expérience

Les attaques Houtis en mer Rouge marquent la première confrontation des marines occidentales, incluant la Marine nationale française, à des actions et à des capacités de déni d’accès depuis l’air et la mer. Le spectre des menaces est large : drones aériens suicides (OWA-UAV), drones de surface navals (USV), missiles de croisière et balistiques anti-navires, missiles antinavires, etc. Le tout opéré par des combattants Houtis endurcis et adaptatifs.

Selon la Marine nationale, ces engagements ont permis un solide retour d’expérience, en particulier dans le domaine de la défense antiaérienne. Au mois de décembre, la neutralisation de deux drones démontrait certes des capacités d’interception anti-aérienne à longue portée, mais questionnait aussi la rentabilité des tirs. De fait, des vecteurs de quelques dizaines de milliers d’euros ont été détruits par des missiles Aster-15 coûtant chacun la bagatelle d’un million d’euros.

Face à la confirmation de cette menace par les drones, la Marine a émis un « besoin opérationnel urgent » en début d’année qui a débouché sur l’équipement de ses deux frégates européennes multimissions (FREMM) de défense aérienne en viseurs optroniques PASEO XLR. Produits par Safran Electronics & Defense, ce système, par nature non brouillable, a la capacité de détecter des cibles à longue portée, de les discriminer et de les engager [1]. Le système a aussi la capacité de répondre à une attaque par saturation (essaim de drones) et peut contrôler différents types de canons en leur assurant une grande précision. Sur les FREMM, il a été associé, avec succès, au canon de 76 mm : « globalement, la solution a été satisfaisante », confie un officier supérieur de Marine nationale, tant et si bien que les huit FREMM et les frégates de la classe Horizon devraient en être équipées. Selon l’officier, il n’en demeure pas moins que « même si nous sommes satisfaits de nos performances, la défense anti-aérienne est effectivement insuffisante. L’avantage est qu’on a accumulé beaucoup de retex (retour d’expérience, Ndlr) ces derniers mois. Nous travaillons notamment sur la défense rapprochée (CIWS), autant dans les hardkills (interception cinétique, Ndlr) que les « softkills » (brouillage, etc, Ndlr) ». La posture témoigne d’une prise de conscience rapide, car jusqu’à récemment la Marine nationale était critiquée pour sa tiédeur dans le domaine du CIWS [2].

Qu’en est-il de la menace balistique et antinavire ? De facto, la défense anti-missiles, quels qu’ils soient, se situe bien dans le spectre des systèmes d’armes opérés par la Marine nationale, comme l’a démontré l’interception de trois missiles balistiques par une frégate française au mois de mars, et ce, admet l’officier de marine, même si subsiste une « menace de saturation, malgré la qualité moyenne de ces vecteurs de facture iranienne ».

Pour ce qui concerne les drones de surface, s’ils sont pris au sérieux, ils ne sont pas considérés comme très inquiétants à ce stade : « Il y a eu quelques attaques, mais aucune n’a fait but. Elles ont toutes été traitées soit par des avions, soit par des hélicoptères. Ils pourraient en revanche être plus dangereux en essaims ». Le sujet a été pris à bras-le-corps par les industriels, en Europe comme aux États-Unis, qui ont d’ores et déjà commencé à développer des solutions, à l’instar de la société américaine Epirus qui développe actuellement une solution anti-drone de surface naval.

On savait depuis des années que la prolifération des capacités de déni d’accès serait en mesure d’assurer à des acteurs étatiques une liberté d’action inédite depuis 1991 voire 1945, ou la capacité de parasiter, via des groupes paramilitaires proxy (comme les Houtis) les intérêts de leurs rivaux. Les événements en mer Rouge donnent corps à cette menace et sonnent comme un avertissement au demeurant… salutaire.  L’expérience acquise ces derniers mois par les marins français au large du Yémen donne, en effet, à la France, et à l’Europe, l’opportunité de se préparer efficacement aux conflits de demain.

[1] NOUGUES Pierre-Olivier, « Safran Electronics & Defense offre des solutions dans le domaine de l’optronique pour la défense des navires de surface », Interview, Marine & Océans, Février 2024

[2] HENROTIN Joseph, L’Iran puissance de l’échange aéro-balistique, DSI, numéro 170, mars-avril 2024

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