« La dimension stratégique la plus importante du conflit ukrainien a été le retour à la grammaire nucléaire »

Propos recueillis par Erwan Sterenn

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Le conflit ukrainien n’a-t-il pas remis le nucléaire au cœur des enjeux de sécurité nationaux ? Cela ne va-t-il pas conforter ou faire réfléchir nombre d’États comme l’Iran, la Corée du Sud et bien sûr Taiwan ?

La dimension stratégique la plus importante du conflit ukrainien a été le retour à la grammaire[1] nucléaire, un langage nucléaire difficilement compréhensible pour les non-initiés. La guerre en Ukraine est à l’origine de la crise nucléaire la plus importante depuis celle de Cuba en 1962. Ce bras de fer nucléaire ne concernait alors que les deux seules puissances nucléaires de l’époque : les Etats-Unis et l’URSS. Aujourd’hui le monde compte cinq puissances « dotées » : Etats-Unis, Russie, Chine, France, Royaume-Uni. Ainsi que trois puissances « non dotées » : Inde, Pakistan et Israël. Plus deux pays qui se rapprochent du seuil nucléaire : l’Iran et la Corée du Nord.

La crise nucléaire en Ukraine cumule, pour la première fois, les deux dimensions civile et militaire. Elle met en jeu directement ou indirectement quatre puissances dotées (US, RU, FR, UK) mais aussi l’OTAN au travers de sa « dissuasion partagée » (Bombes B-61). La principale leçon est que la dissuasion nucléaire a fonctionné. Elle a protégé la Russie d’une entrée de l’OTAN dans le conflit et vice-versa.

Cette crise souligne aussi que, si l’Ukraine n’avait pas accepté le retrait de ses armes nucléaires après la chute de l’URSS, elle n’aurait jamais été attaquée par la Russie. C’est une leçon évidemment de nature à accélérer la nucléarisation militaire en Iran et en Corée du Nord. S’agissant d’autres pays tentés par la bascule, cela va dépendre de la capacité des Etats-Unis à étendre leur parapluie. Il n’existe pas « d’article 5 » pour le Japon, la Corée du Sud et Taiwan. Or le centre de gravité stratégique du monde est déjà en train de basculer dans la zone Indo-Pacifique.

La Russie a effectué, en pleine guerre en Ukraine, un 2e test du missile SATAN 2. Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est ce missile et quelle est la portée politique et militaire de ce nouvel essai ?

Une des raisons des difficultés rencontrées par l’armée russe en Ukraine est qu’elle est très loin d’avoir achevé sa modernisation. C’est là la conséquence d’un budget finalement faible (65 milliards de dollars) et d’une priorité donnée aux forces nucléaires. Ainsi le Président Poutine a annoncé avec force publicité en 2018, l’entrée en service d’armes invincibles : de nouveaux types d’armes nucléaires qui visent à montrer la supériorité technologique de la Russie et à défier les défenses anti-missiles des Etats-Unis.

Si la modernisation des arsenaux est un principe ancré dans le concept même de la dissuasion, la technologie des armes hypersoniques aura des conséquences limitées en la matière. Elle annonce toutefois une nouvelle course aux armements nucléaires. Cette course a débuté en 2002 avec le retrait des Etats-Unis du Traité Anti-missiles Balistiques (ABM) de 1972. La Russie était alors au fond du trou et la Chine attendait son heure. La menace provenait de la Corée du nord. Mais la Russie et la Chine vont se réveiller. Une décision qui va relancer la course aux technologies dans trois domaines : les défenses anti-missiles, les technologies de l’hypersonique et la militarisation de l’espace. Une aubaine extraordinaire pour la machine militaro-industrielle des Etats-Unis.

Les deux tirs russes de développement du missile balistique SATAN 2 qui se sont déroulés pendant la guerre en Ukraine s’inscrivent dans cette démarche. Ils permettent d’impressionner les journalistes mais ce n’est qu’un bonus. Ces missiles surpuissants pourront lancer des têtes nucléaires en forme de planeur hypersonique. Plutôt que d’avoir une trajectoire balistique classique en cloche, la technologie des corps portants permettra à cette tête-planeur de rebondir sur les couches de l’atmosphère, avant d’y rentrer et de fondre sur son objectif à 20 000 km/h en faisant des évolutions. Portée en théorie illimitée, impossible à intercepter. C’est une technologie que les Américains ne maitrisent pas encore. 

Tout cela peut-il changer les rapports de force et où en sont les Etats-Unis, la Russie, la Chine, la France… dans cette nouvelle course aux armements nucléaires ?

L’arrivée des armes hypersoniques et le développement des défenses anti-missiles ne changent pas fondamentalement, pour le moment, l’équation de la dissuasion nucléaire. Car c’est aussi une question de statistiques. Les Etats-Unis et la Russie disposent de milliers de têtes nucléaires. Aucune défense anti-missiles ne peut arrêter une salve de 100 missiles dont un seul suffit à créer des dégâts inacceptables.

Pour autant Russie, Etats-Unis et Chine se sont lancés dans une nouvelle course à la technologie pour leurs trois composantes nucléaires (sol-sol, air-sol et mer-sol) qui est aussi une course de prestige. C’est la Russie qui fait la course en tête. C’est la fierté de Vladimir Poutine qui ne perdra pas l’Ukraine sans y recourir. La Chine, quant à elle, s’attache à rattraper son retard dans tous les domaines de la guerre nucléaire.

Cette logique de modernisation s’impose aussi à la France qui entre dans le Troisième âge nucléaire, pour reprendre l’expression du chef d’état-major de la Marine nationale, l’Amiral Vandier, avec la troisième génération de systèmes d’armes pour ses deux composantes aérienne et océanique.

Pour la composante aéroportée, l’ASMPA sera remplacé par un missile hypersonique aérobie, l’ASN4G, à l’horizon 2035, avec un Rafale au standard F5. Pour la composante océanique le programme de SNLE 3G est aussi lancé ainsi qu’un nouveau missile M51. Reste la question des planeurs hypersoniques pour la France. A part une étude VMAX attribuée à ArianeGroup, pas grand-chose à l’horizon. On doit le regretter car cette technologie est commune avec celle des avions spatiaux. Et dans ce domaine, la compétence est chez Dassault Aviation.


  1. Selon le Petit Robert, « l’ensemble des règles à suivre pour parler et écrire correctement une langue ».
Général (2S) Bruno CLERMONT
Général (2S) Bruno CLERMONT
Le général (2S) Bruno Clermont a passé 35 ans dans l'armée de l'Air, dont 11 années au sein de la composante nucléaire aéroportée. Il a également été conseiller du PDG de Dassault Aviation pendant 7 ans. Il suit la guerre en Ukraine depuis son déclenchement comme « consultant défense » sur la chaîne CNEWS.

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