Suivez l’expédition scientifique d’Yvan Griboval à bord d’OceanoScientific Explorer

Soixante ans sur l’Océan

Par Yvan Griboval

Lorsqu’on interrogeait ma défunte Maman sur son meilleur souvenir, la plus grande joie de sa vie, elle répondait invariablement dans un large sourire : « le 7 janvier 1957, la naissance de mon fils unique, Yvan« . Dans mes meilleurs souvenirs, il y aura désormais ce 7 janvier 2017. Date de mes 60 ans sur l’Océan, à quelques heures d’arriver à Cape Town (Afrique du Sud) au terme de quarante jours de mer en solo et douze jours d’escale à Cartagena (Espagne) depuis le 17 novembre, depuis que S.A.S. Le Prince Souverain Albert II a largué les amarres de l’OceanoScientific Explorer « Boogaloo » au pied du Yacht Club de Monaco. Avec déjà un avant-goût de Grand Sud après une semaine à naviguer dans les Quarantièmes. Je fais donc escale à Cape Town une grosse semaine, puis ce sera le départ de l’expédition scientifique dans le Courant Circumpolaire Antarctique, dans le vif du sujet.

Pénétrer dans les Quarantièmes, qui débutent en fait plutôt vers le 36e-37e parallèle sud, sous la latitude de Cape Town (33°50 S), dans cette zone maritime où la houle est éternelle, sans aucun continent pour lui briser sa course giratoire autour de l’Antarctique et du Globe, n’est signalé par aucun poteau indicateur ni poste frontière. On y entre comme on passe de France en Belgique, sans trop s’en apercevoir. Il y a toujours du soleil, peut être moins quand même. Et on mettrait bien une polaire sur le tee-shirt. Rien de plus au début. Pourtant, on pourrait s’en douter. Car, il n’y avait plus aucun oiseau et voilà de nombreux pétrels. Puis, du fond du sillage de Boogaloo, planant tel le lent bombardier qui se rapproche inexorablement de sa cible, le premier albatros surgit de nulle part. Vous n’imaginez pas l’émotion. La larme à l’œil, je vois ce superbe oiseau se rapprocher, s’élever au-dessus du cockpit , jeter un œil qu’on ne sait interpréter en un message de bienvenue ou en simple recherche d’une proie, puis il vire sur l’aile plein vent de travers et s’éloigne, sans jamais bouger les ailes. Ouaouhhhh ! Je-suis-donc-bien-arrivé-dans-les-Quarantièmes. Depuis plus de trente ans que j’en rêve, j’y suis. C’est l’albatros qui vient de me le confirmer. D’où l’émotion. Un jour de grand soleil, encore. Le dernier. Et après ça deviendra brutal. Ce sont effectivement les Quarantièmes Rugissants.
 


La première couche de polaire est complétée d’une deuxième. On ressort les bottes, les chaussettes montantes et la veste chaude à mettre sous le ciré pour aller manœuvrer. Le tour de cou vient réchauffer la nuque, ou l’écharpe douce en cashmere qui lie à la terre des siens en une caresse bienveillante. Comme lavé par tant d’embruns que de guerre lasse il en a abandonné ses couleurs, le soleil luit d’un jaune palot. La mer, encore bleue il y a peu, s’est teintée de gris au point de paraître noire, souvent mordorée quand le soleil est rasant. Et la houle s’est installée. Puissante, parfois désordonnée sous l’effet de vents traversiers. Mais tellement régulière dans son rythme infini à battre la mesure des dépressions qui s’enchaînent en une symphonie de l’extrême, sans limite. Bienvenue dans un univers à part. Âmes sensibles, s’abstenir.
 

Quand l’Océan se perd dans le ciel

Avec le vent qui rentre, lourd, pesant sur les voiles comme aucune autre brise, la visibilité décroît, le gris devient la référence et l’Océan se perd dans le ciel. Si ce n’est l’inverse. Gris lui aussi – voilà la réponse à ceux qui me demandaient pourquoi ce voilier est gris – Boogaloo se fond dans ce paysage de désolation auquel il est destiné, comme par respect. Mais à sa manière de Finot-Conq de performance. A 110-125° du vent réel, Boogaloo est une machine infernale. Et là, il est dans son élément. A fond. La première dépression n’a pas été très agréable. Trop de portant, une mer trop chaotique et, sûrement, trop de stress pour apprécier. La seconde, au contraire, a été conforme à ce que l’on sait du Grand Sud. On attrape la dép’ sur sa face avant et on se met à galoper. Le but du jeu est de tenir le plus longtemps possible, le plus haut possible, c’est-à-dire sans se laisser aller à abattre pour éviter la punition de vents trop violents. Donc à fond. Pas d’autre solution.
 


Rappelez-vous les anciens trains des années 70-80, comme il en existe encore sur certaines lignes, Paris – Cherbourg, par exemple. Vous souvenez-vous du bruit lorsque vous passiez dans cet espèce de soufflet en accordéon qui relie deux wagons ? A bord, c’est exactement identique. Ça ronfle, ça geint, ça siffle, ça vibre en se cabrant. Et de surcroît ça tape à chaque vague rattrapée. Ça accélère, puis ça donne l’impression de ralentir et ça repart de plus belle avec le sifflement croissant provoqué par la quille et son puits qui se vide et entre en résonance, alors que le chuintement de l’eau sur la coque monte dans les aigus lui aussi : 20, 21, 22, 23, 24 nœuds. Record actuel : 25,8 nœuds. Avec 35 nœuds de vent réel. Déjà du très lourd par ces latitudes. A un dixième de mon record perso. A six dixièmes du record absolu de Boogaloo établi sous les couleurs de Bostik en janvier ou février 2008, quelque part dans l’Océan Indien entre Cape Town et Wellington (Nouvelle-Zélande) par Charles Caudrelier et Liz Wardley. Tiens, c’est bientôt l’Indien, d’ailleurs.
 


Comme me dit mon ami Tony de Beyrouth : « Va cool, mon Gribo, t’es pas en compète ». Cool, ne fait pas partie du vocabulaire des Quarantièmes. Il n’y a rien de cool, ici. Soit je navigue au bon rythme, celui dicté par Boogaloo de toute sa puissance, dans une furie d’embruns, abrité dans la cabine comme un lièvre dans son terrier à l’ouverture de la chasse, tellement les paquets de mer courent sur le pont. Et je m’accroche. On s’habitue à tout, n’est-ce pas ? Soit je joue petit bras, je sous-toile le bolide et là je me mets en danger. Grave. Car si on se joue de près de 95% des déferlantes en galopant vent de travers dans les couloirs de la houle, on s’expose terriblement en ralentissant. Et quand l’une d’elles cogne, le KO est possible. A éviter. Comme si de chasseur on devenait proie. Mauvaise sensation. Alors on affole les compteurs et on gère chaque instant du quotidien au mieux de cette vie trépidante. C’est ce que je suis venu retrouver ici. Je ne suis pas déçu. J’évoquerai bientôt les sentiments que génère une telle navigation sur la brèche, avec la sanction toujours imminente. Une ambiance de marche ou crève qui fait tout le piment de ces contrées hostiles. Pour l’instant, la bonne nouvelle est que c’est exactement comme il y a une trentaine d’années. Heureux d’être de retour. Et fier d’y célébrer mes soixante ans.

 

En savoir + : www.oceanoscientific.org

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