Reportage : Un voyage à Bodrum

Le port de Bodrum avec, au second plan, le fort croisé Saint-Pierre
Le port de Bodrum avec, au second plan, le fort croisé Saint-Pierre

C’est en effet ici, dans l’ancien port grec d’Halicarnasse, qu’est né et a grandi le mythe du caïque associé à celui de la croisière bleue. Ici plus qu’ailleurs, les bateaux ont évolué avec les activités humaines. « Dans les années 70, se rappelle Hayri Tezcan, président de la chambre de commerce maritime, les croisières bleues réalisées à bord de Tyrhandil, caïques étroits et instables, étaient un concept à part entière. Il n’y avait pas de moteur, on péchait notre repas la journée et le soir nous discutions philosophie et politique, loin de la pollution et du confort du monde moderne. Maintenant les touristes veulent un jacuzzi sur le bateau ! ». Le Tyrhandil, bateau de pêche en pin vernis, d’inspiration crétoise avec sa proue et sa poupe pointues, était idéal pour caboter dans les 84 criques qui parsèment la péninsule de Bodrum. Maniable, tenant bien la mer, il n’excédait pas les 15 mètres, possédait un safran profond et offrait des conditions de vie rustiques.

Les courbes effilées du Nerissa, typiques d'un Tyrhandil
Les courbes effilées du Nerissa, typiques d’un Tyrhandil

Les croisières bleues obtenant de plus en plus de succès, les charpentiers de marine de Bodrum ont commencé, dans les années 80, à redessiner la forme de leur bateau. Ils ont abaissé le toit du carré pour élargir le champ de vision du skipper et agrandi la proue en un vaste demi-cercle pour améliorer son espace de vie. La Tyrhandil est ainsi devenu Gulet. Ces premières évolutions, dessinées à Bodrum, vont par la suite essaimer dans toute la baie, jusqu’à Antalya. La Gulet, gréée en goélette (appellation éponyme), est ainsi devenue, à la fin des années 80, le bateau standard de Bodrum et de toute la côte turque de la mer Egée.

L'Abrasia, un Ayna Kiç aux couleurs, pour raisons fiscales, de l'Etat américain du Delaware
L’Abrasia, un Ayna Kiç aux couleurs, pour raisons fiscales, de l’Etat américain du Delaware

Pour Mazloun Agan, c’est à cette période que le savoir-faire en matière d’architecture navale a commencé à décliner. Ce placide quinquagénaire est directeur de l’Aghanlar, l’un des plus anciens et plus importants chantiers navals de Bodrum,. « Après la Gulet, et la croissance du tourisme de masse, la clientèle est devenue plus exigeante en terme de confort et les armateurs ont voulu augmenter la capacité d’emport des bateaux. C’est comme ça qu’il y a vingt ans sont apparus les premiers Ayna kiç (prononcer « kitch) ». Ces bateaux sont des Gulet dont la poupe a été aménagée de manière à pouvoir installer une cabine master à l’arrière, dotée de deux à quatre hublots. De la demi-douzaine de Tyrhandil de 15 mètres présents au port de Bodrum en 1954, on est aujourd’hui passé à 3 000 voiliers touristiques amarrés dans la baie pendant la haute saison.

Restauration en lamellé-collé d'une Gulet traditionnelle. Noter la forme de la poupe permettant l'installation d'un vaste salon.
Restauration en lamellé-collé d’une Gulet traditionnelle. Noter la forme de la poupe permettant l’installation d’un vaste salon.

Mazloun regarde par la fenêtre de son bureau. En contrebas, deux ouvriers restaurent une Gulet gréée en sloop. « Je l’ai fabriquée avec mon père charpentier de marine quand j’étais apprenti, il y a 35 ans. Elle est restaurée avec des membrures en bois lamellé-collé et époxy mais elle est surtout toute en lignes et en courbes harmonieuses. C’est la garantie de sa qualité. En matière de bateau, ce qui est beau va bien !». Mazloun refuse de fabriquer des Ayna Kiç. Son chantier ne fabrique que des Gulet ou des Tyrhandil, une à deux par an, « de vrais bateaux faits pour la voile » dit-il, car c’est là que le bât blesse désormais à Bodrum.

Bien souvent, les charters touristiques, les sorties à la semaine, se font au moteur. Tout simplement parce que la plupart des skippers ont une faible culture technique en matière de navigation à la voile et préfèrent dédier leur équipage au confort des passagers. Les forêts de mats qui longent la promenade du port ont donc une vocation plus esthétique que pratique.

En 1989, face à ce constat, une poignée de passionnés à décidé de créer la Bodrum Cup, une course à la voile qui se déroule chaque année, dans la baie de Bodrum, le troisième week-end d’octobre, autant pour promouvoir la ville que pour améliorer le bagage technique des skippers locaux. En 2015, près d’une centaine d’équipages y ont participé, contribuant à entretenir ou à redécouvrir, en dépit du tourisme de masse, le charme d’une sortie en mer dans le silence du vent pris dans les voiles.

 

II – A la rencontre des migrants en route vers l’Europe

Promenade du port de Bodrum : des migrants pakistanais, afghans et syriens attendent la nuit pour tenter un passage sur l'île grecque de Kos.
Promenade du port de Bodrum : des migrants pakistanais, afghans et syriens attendent la nuit pour tenter un passage sur l’île grecque de Kos.

Bodrum est située à un carrefour stratégique sur la route des migrants qui, depuis 2011, fuient les combats en Syrie et passent, pour la plupart, en Turquie. Le premier objectif de ces candidats à l’exil vers l’Europe, souvent l’Allemagne et les pays scandinaves, est d’atteindre l’espace Schengen. La Turquie est frontalière avec deux pays européens : la Bulgarie et la Grèce par ailleurs souveraine sur la plupart des iles de la mer Egée. La Bulgarie ayant étanchéifié sa frontière en 2013 pour faire face à un afflux toujours croissant de migrants, ceux-ci se sont reportés en nombre vers les îles grecques dont l’île de Kos, située à seulement 4 km de Bodrum.

La frontière maritime entre la Turquie et la Grèce est ici aisément franchissable par beau temps, sans compter la facilité à se procurer une embarcation dans une région qui compte plus de 3 000 voiliers. En août, avant le drame du petit Alan Kurdy, jusqu’à 2 500 migrants stationnaient à Bodrum dans l’attente de passer en Grèce. Hayri Tezcan, président de la chambre de commerce maritime de Bodrum, les aide activement. Interrogé sur l’impact de leur présence dans la ville, il répond : « Ce n’est pas une population agressive avec laquelle la ville aurait eu des problèmes de sécurité. Ils attendent juste de passer et pendant ce temps là font vivre l’économie locale. Epiciers, marchands de gilets de sauvetage, hôteliers… les migrants alimentent toute une économie, parfois parallèle. La municipalité ferme les yeux. Et nous on essaye de les aider ».

A la gare routière, ils sont près de 400, pakistanais, afghans, syriens, principalement des hommes, installés dans des conditions précaires sous un immense hangar. Damla, 26 ans, appartient à la même association qu’Hayri Tezcan, investie dans la distribution de nourriture aux migrants. « Le maire ne tient pas à ce que ces distributions soient connues. Il les tolère mais ne veut pas que cela créé d’appel d’air », explique-t-elle en alignant des packs d’eau. C’est le jour de Baydan en Turquie, l’équivalent de l’Aid el Kebir ou de la fête du mouton dans le reste du monde musulman. Le repas est donc amélioré. Le maire ne veut pas faire de publicité mais il a quand même autorisé l’association à utiliser les cuisines de l’hôpital municipal. La file des migrants s’allonge sous les toits métalliques, cohorte d’hommes silencieux, disciplinés, et visiblement affamés alors que la fourgonnette blanche, d’où s’échappe un fumet savoureux, entre dans le hangar. « Aucune organisation internationale ne nous soutient, s’insurge Damla. Ni l’UNHCR, ni aucune ONG. Les migrants sont là et les autorités ne font rien. Ils sont seuls. Il n’y a que nous pour les aider».

Parfois des touristes viennent donner un peu de leur temps pour ces distributions quotidiennes. Isabella, américaine, est une habituée de Bodrum. «Voilà 12 ans que nous venons ici pour profiter des balades en mer et du climat, explique-t-elle, alors quand on a appris qu’il y avait une distribution de nourriture pour les migrants et qu’il y avait besoin de bras, on a décidé de venir aider. ».

Distribution de nourriture à des migrants à la gare routière de Bodrum.
Distribution de nourriture à des migrants à la gare routière de Bodrum.

Par son retentissement médiatique, le drame de la famille Kurdy a obligé les autorités turques à réagir. Les patrouilles aux abords des plages ont été intensifiées, un barrage militaire a été installé sur l’autoroute menant à Bodrum, réduisant automatiquement les arrivées de migrants dans la ville. Pour Ahmed Acar, restaurateur à la retraite, le problème n’a fait que se déplacer vers d’autres plages de la baie imposant aux migrants une traversée plus longue et donc plus dangereuse vers l’ile de Kos. « Tant que la guerre durera, ils continueront d’essayer de passer. Et les autorités turques ont déjà 1 million 400 000 réfugiés à gérer, alors forcément, s’il y en a qui essayent de partir, elles ne les retiennent pas. »

Selon l’UNHCR plus de 500 000 migrants sont entrés dans l’espace Schengen depuis le 1er janvier 2015. Elle en prévoit 700 000 personnes en 2016.

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