Carburants de synthèse, un marché prometteur mais encore à construire, par Nathalie Mercier-Perrin

Par Nathalie Mercier-Perrin

Présidente du Cluster Maritime Français

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Les émissions de gaz à effet de serre (GES) dues au transport maritime international représentent seulement 2,89% du total des émissions au monde (étude 2020 de l’Organisation maritime internationale – OMI). Rappelons que c’est le mode de transport le moins polluant à la tonne transportée. La décarbonation du secteur maritime reste toutefois une priorité dans la lutte mondiale contre le changement climatique. Aujourd’hui, le cadre réglementaire voté par l’Union européenne et la stratégie définie par l’OMI, fixent le cap à l’horizon 2050 ainsi que certains points de passage intermédiaires. Au sein de l’OMI, la France participe aux négociations et à l’élaboration de mesures contraignantes et universelles en matière de décarbonation des flottes, en vue d’atteindre une sortie complète des gaz à effet de serre (GES) en 2050. L’enjeu est stratégique, il s’agit de réduire de toute urgence les émissions de GES provenant des transports maritimes internationaux et de les éliminer progressivement le plus rapidement possible tout en contribuant à garantir des conditions de concurrence équitables entre les flottes et une transition juste et équitable. Ces mesures de réduction des émissions peuvent être de nature technique (réduction de l’intensité carbone des navires et des carburants) ou économique (instruments de tarification des émissions).

La première étape, l’objectif pour la France d’ici 2030, est la réduction des émissions de GES du secteur maritime de manière significative. Cela inclut une transition vers des carburants plus propres et des technologies de propulsion plus efficaces, ainsi que des mesures visant à améliorer l’efficacité énergétique des navires.  Mais si les objectifs sont maintenant connus, les choix techniques, économiques et sociaux ne sont pas tous arrêtés. Comme dans toute transition sociétale de grande ampleur, une multitude d’options technologiques et opérationnelles seront mises en œuvre durant les prochaines années, avant que les plus adaptées ne s’imposent.

 

De multiples options

Les principaux objectifs consistent à réduire les émissions de gaz à effets de serre, dioxyde de carbone (CO2), méthane (CH4), protoxydes d’azote (N2O), et de polluants atmosphériques, oxydes de soufre (SOx), oxydes d’azote (NOx), tout en assurant la compétitivité et la durabilité du secteur maritime français. Pour réduire les émissions de CO2 des navires, il existe plusieurs options. La plus impactante est l’utilisation de carburants alternatifs tels que les carburants de synthèse (e-méthane, e-méthanol, e-ammoniac, e-essence, e-gazole…), produits à partir de sources d’énergie renouvelables, de CO2 et d’hydrogène. Ces carburants pouvant être utilisés dans les moteurs existants avec des modifications adaptées, doivent permettre de réduire de 70% environ les émissions de GES du shipping mondial. Une autre option importante mais à un degré moindre — elle devrait permettre une réduction des GES de la flotte mondiale de l’ordre de 5 à 10% —, est la propulsion par le vent que de très belles entreprises françaises développent déjà. Parmi les autres options, figure le recours à la propulsion électrique, alimentée par des batteries ou des piles à combustible, qui, si elle n’est qu’un faible levier de décarbonation, est un moyen puissant de verdissement des ports. Cependant, ces technologies sont encore en développement et nécessitent des avancées significatives pour être compétitives à grande échelle. Enfin, il est essentiel de promouvoir des pratiques de navigation plus efficaces pour réduire la consommation de carburant, telles que la réduction de la vitesse des navires ou le routage.

Très attendus pour décarboner les transports, les carburants alternatifs suscitent l’engouement dans le monde entier, dans un contexte législatif porteur. Votés en juillet et en octobre derniers, les règlements européens FuelEU pour le maritime et Refuel EU pour l’aviation prévoient l’incorporation progressive des carburants durables et encouragent l’utilisation de carburant de synthèse après 2030. Pour l’aviation, par exemple, les objectifs de carburants durables sont d’au moins 2 % en 2025, 6 % en 2030, 20 % en 2035, 34 % en 2040 et 42 % en 2045 avec une cible de 0,7 à 1,2 % de carburant de synthèse d’ici 2030. Le règlement FuelEu prévoit une sous-cible de carburants synthétiques produits à partir d’énergie renouvelable (RFNBO) qui pourrait être introduite à partir de 2034 si la part de carburant synthétique dans le mix énergétique de la flotte est inférieur à 1 % en 2030, et sous certaines réserves liées à leur disponibilité et prix constatés à ce moment-là.

 

Mobiliser la filière de production

Les prévisions des besoins en carburants durables, inscrites dans l’actualisation de la stratégie nationale bas carbone, montrent une trajectoire à la hausse à long terme pour tous les secteurs, transport maritime inclus. La mobilisation de la filière de production, pour répondre à ces projections de consommation globale, sera donc primordiale. Selon les premières estimations, les besoins du maritime devraient s’élever à près de 4 TWh (répartis entre e-fuels, les biodiesels et le bio-GNL) à horizon 2030. Cette évaluation des besoins atteint 9 TWH en 2035 (reposant principalement sur les e-fuels, en particulier le e-méthanol). Les besoins à l’échelle mondiale en électricité pour décarboner les secteurs maritimes et aériens (production de e-fuels principalement), quant à eux, s’élèvent, selon les scénarios de l’Agence internationale de l’énergie, entre 7500 et 9500 TWh. Les régions pressenties comme productrices principales d’électricité décarbonée à bas coût — Moyen-Orient, Afrique, Amériques, Australie —, auraient la capacité de couvrir plusieurs fois la totalité de ces besoins. A titre d’exemple, plus connu pour ses champs de pétrole que ses industries vertes, le Texas, ainsi qu’une partie du Nouveau-Mexique et de la Louisiane, sont en train de devenir un « paradis des carburants de synthèse », rapporte un article des Echos détaillant les projets actuels dans le golfe du Mexique. Les investisseurs entendent faire de la région le centre mondial d’e-fuels, alors que le candidat Donald Trump a plusieurs fois évoqué sa volonté de revenir sur les aides octroyées aux entreprises dans le cadre de l’Inflation Reduction Act, mis en place par l’administration de Joe Biden. « Mais, précise le quotidien économique, la plupart de ces projets existeraient sans l’Inflation Reduction Act, soutiennent leurs développeurs, qui bénéficient aussi d’aides spécifiques liées au captage de carbone. »

Si les projets autour des e-carburants se multiplient dans le monde, ils sont encore loin de se concrétiser par une production industrielle. En ce qui concerne la source primaire d’énergie pour la production de ces carburants du futur, la France, comme la plupart des pays d’Europe, dispose d’un potentiel relativement peu compétitif en termes de ressources renouvelables. Seuls les usages stratégiques et de souveraineté pourront être couverts, à grands frais, par des installations nationales. Il sera nécessaire de faire appel aux importations pour les autres usages, comme pour les carburants fossiles aujourd’hui. Cela inclut le développement de nouvelles filières de production d’énergies renouvelables, telles qu’entre autres l’éolien offshore et les installations de production d’hydrogène vert. Cependant, malgré ces opportunités, il est important de reconnaître que la transition vers des carburants du futur nécessitera des investissements importants et une collaboration étroite entre les gouvernements, l’industrie et les autres parties prenantes. Il est crucial de garantir que les politiques et les réglementations soutiennent efficacement la décarbonation du secteur maritime, tout en assurant la compétitivité et la durabilité économique de ce secteur essentiel. En effet, assurant près de 90% du transport mondial de fret, le transport maritime est la colonne vertébrale de l’acheminement en marchandises de nos foyers et entreprises de production.

Plusieurs mesures à prendre

Nous sommes à cette étape charnière de l’histoire de la décarbonation des activités maritimes (de transport, portuaires, et beaucoup d’autres). Nous savons où nous devons aller, mais pas encore par quel chemin (quelles priorités, quelles technologies, etc. ?). C’est pourquoi, l’amorçage d’une filière nationale – voire européenne – de production d’e-fuels d’ici 2035 est crucial, en France, comme dans les pays disposant des meilleures ressources en énergie primaire. Pour atteindre cet objectif ambitieux, plusieurs mesures doivent être prises. Tout d’abord, il est essentiel de poursuivre les investissements dans la recherche et le développement de technologies de décarbonation innovantes, ainsi que dans les infrastructures de production (de e-fuels) nécessaires pour soutenir leur déploiement à grande échelle. Il est aussi nécessaire de mettre en œuvre une diplomatie des carburants de synthèse qui permettra à la France de sécuriser les ressources les plus compétitives et de projeter son industrie dans les pays disposant de ces ressources.

Il me semble qu’il est plus que temps de partager au-delà de notre filière les enjeux, le calendrier et les compétences des acteurs en vue d’établir une base de connaissance commune et de dégager les actions coordonnées que le Cluster Maritime Français pourrait mener dans l’intérêt général. La question de l’approvisionnement est d’ores et déjà regardée au sein du Comité France Maritime, que je préside avec le Secrétaire Général de la Mer et qui réunit toutes les fédérations maritimes. Le Cluster Maritime Français entend porter cette problématique auprès des services de l’État dans le cadre de la préparation du prochain Comité Interministériel de la Mer (CIMer).


En savoir + : cluster-matitime.fr

Marine & Oceans
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La revue trimestrielle MARINE & OCÉANS est éditée par la "Société Nouvelle des Éditions Marine et Océans". Elle a pour objectif de sensibiliser le grand public aux principaux enjeux géopolitiques, économiques et environnementaux des mers et des océans. Informer et expliquer sont les maîtres mots des contenus proposés destinés à favoriser la compréhension d’un milieu fragile.   Même si plus de 90% des échanges se font par voies maritimes, les mers et les océans ne sont pas dédiés qu'aux échanges. Les ressources qu'ils recèlent sont à l'origine de nouvelles ambitions et, peut-être demain, de nouvelles confrontations.

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