Ukraine : le contrôle de la mer d’Azov sera décisif dans les négociations.

Le conflit russo-ukrainien a bouleversé l’image que nous avions de la puissance russe et le rapport de force en mer Noire.  Il a brisé le mythe d’une armée russe surpuissante, démontré que la réputation des services de renseignement du Kremlin, considérés comme plus redoutables encore qu’au temps de l’URSS, était largement usurpée.

La faillite de « l’opération spéciale » russe s’explique d’abord par une désastreuse appréciation de l’adversaire. Se basant sur les sévères défaites subies par les Ukrainiens en 2014 et 2015 dans le Donbass, sur la vague de suicides et de désertions qui s’ensuivirent, Moscou a cru qu’une offensive tous azimuts déstabiliserait le dispositif adverse et lui permettrait d’atteindre rapidement ses objectifs. Or l’armée ukrainienne, purgée des cadres jugés suspects ou démotivés, reprise en mains par l’OTAN, s’était préparée minutieusement à un nouveau choc. Recevant quasi en temps réel les données des satellites et AWACS de l’Alliance Atlantique patrouillant à proximité du théâtre d’opérations, les Ukrainiens ont pu anticiper le moindre mouvement ennemi depuis le début des hostilités. Un atout majeur qui, associé aux livraisons d’armes massives et au pilotage des opérations par les conseillers militaires occidentaux, a permis de tenir le premier choc et de conduire les contre-offensives locales ayant bousculé l’armée russe.

Mal renseignée sur l’adversaire, celle-ci a aussi pêché par présomption. Trompée par ses victoires en Tchétchénie, en Géorgie et en Syrie, elle était convaincue de sa supériorité. Mais il y a un fossé entre des opérations de contre-insurrection et une guerre face à une armée régulière supérieure en nombre, dotée de moyens lourds et déterminée à accepter l’affrontement. Dotée d’une puissance de feu très supérieure, la Russie n’avait pour autant pas la moindre expérience récente d’un conflit de très haute intensité. Et si les troupes d’élite russes, Spetsnaz, parachutistes, infanterie de marine, avaient déjà combattu, il faut se rappeler que le gros de l’armée de terre mettant en œuvre les moyens lourds -chars, artillerie- conçus pour une telle guerre, n’en était qu’aux débuts de sa modernisation et n’avait jamais vu le feu. Les généraux russes, habitués depuis vingt ans à toujours l’emporter — fusse, quelquefois, à la Pyrrhus —, jouissant d’une côte de popularité énorme auprès de leur opinion publique ultra-patriote, se sont auto-intoxiqués, concevant un plan trop ambitieux pour leurs moyens et s’avérant incapables de reprendre durablement l’ascendant une fois celui-ci perdu.

Cette faillite du commandement s’est retrouvée en mer dès le début des opérations. La marine russe surclassait pourtant son homologue ukrainienne, réduite à un seul bâtiment de surface non opérationnel. Mais cette supériorité l’a poussé à agir sans discernement.

On a beaucoup écrit sur la prétendue importance stratégique de l’île aux Serpents. Il eût été bien plus pertinent d’y laisser sur place la maigre garnison ukrainienne qui ne gênait en rien le contrôle de la mer Noire par la flotte russe, et de s’abstenir d’y baser des troupes avant de les évacuer compte tenu des constants bombardements les visant.

De même on a du mal à comprendre l’incompétence d’une amirauté manœuvrant ses navires comme si l’adversaire, bénéficiant des capacités de renseignement occidentales, ne savait pas où ils se trouvaient, n’avait pas de missiles et ne savait pas s’en servir. Bien informés les Ukrainiens ont coulé le navire amiral de la flotte de la mer Noire, le Moskva, frappé le port de Berdyansk détruisant un grand navire de débarquement russe, endommageant deux autres bâtiments amphibies. Ils ont aussi attaqué la base de Sébastopol avec un mix de drones aériens et de USV (Unmanned Surface Vessel), contraignant l’Amirauté russe à replier nombre de ses bâtiments les plus précieux sur la base de Novorossiïsk, hors de portée de ces systèmes.

Pour autant, la flotte russe, avec plus d’une demi-douzaine de sous-marins de type Kilo mettant en œuvre des missiles Kalibr, demeure la flotte la plus puissante de la mer Noire. Si les Ukrainiens l’ont contrainte à agir avec plus de circonspection, ils sont dans l’incapacité de bouleverser le rapport de force naval, d’autant que le volet maritime de l’offensive russe est peut-être celui qui recèle la plus grande importance stratégique aux yeux du Kremlin.

En conquérant la Crimée en 2014, la Russie s’est dotée d’un porte-avions insubmersible en mer Noire, lui permettant de dominer militairement tout le bassin pontique, donc de disposer sur son flanc sud d’un glacis de sécurité vis-à-vis de l’OTAN. Elle ne saurait en aucun cas y renoncer. D’autant qu’au-delà de la base de Sébastopol elle a mis la main sur des infrastructures qui lui permettront, à terme, d’accroître ses capacités d’action sur zone et en Méditerranée orientale. C’est notamment dans le chantier naval Zaliv de Kertch que la Russie a mis sur cale en juillet 2020 deux grands navires amphibies de la classe Ivan Rogov qui se substitueront aux BPC Mistral initialement commandés à la France.

Or le contrôle de la Crimée implique celui du corridor terrestre la reliant à la Russie par voie terrestre, donc la conservation de tout le littoral de la mer d’Azov avec les ports de Marioupol, Berdyansk et, a minima, celui du carrefour routier de Mélitopol. Il sera extrêmement difficile de faire accepter une telle perte aux Ukrainiens et à Volodymir Zelensky qui ne peut y renoncer sans jouer sa survie politique, sa survie tout court. Certes Marioupol et Berdyansk ne sont pas des ports majeurs pour l’Ukraine, dont le trafic commercial ukrainien peut s’exercer plus facilement depuis Kherson, Nikolaïev ou Odessa. Mais une telle amputation territoriale, après celle de la Crimée et des zones contrôlées par les autonomistes, serait une défaite.

Le Donbass n’est donc pas la pierre d’achoppement unique des négociations qui s’ouvriront un jour. La possession de la mer d’Azov et de la Crimée pèseront autant, voire davantage.

Philippe MIGAULT
Philippe MIGAULThttp://institut-brennus.com/
Philippe Migault est cofondateur de l’Institut Brennus, auditeur de l’Institut des hautes études de la défense nationale (IHEDN) et du Centre des hautes études de l’armement (CHEM). Créé en 2022 par cinq associés, l’Institut Brennus conseille et forme les professionnels aux grands enjeux géopolitiques, géoéconomiques contemporains. Il appuie le déploiement des entreprises françaises à l’international. Financièrement indépendant, il s’inscrit dans une stricte démarche de défense des intérêts nationaux.

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