75 ème anniversaire de Mers el-Kebir, Le récit du drame

La réalité était toute autre.

On le sait maintenant, grâce aux travaux des historiens et en particulier à l’ouverture des archives du Cabinet de guerre britannique, cette opération résultait moins d’impératifs militaires que d’une nécessité politique qui permit à Churchill de démontrer que la Grande-Bretagne ne reculerait devant rien pour résister à Hitler, fût-ce au prix du décès de 1 297 marins français à Mers el-Kébir. On a aujourd’hui tous les éléments permettant de prouver qu’il s’agissait du choix délibéré du Premier Ministre britannique d’un affrontement prémédité, sciemment rendu inéluctable et irréversible tant dans sa conception que dans son déroulement implacable. Il faut noter que, du côté anglais, cela fait maintenant un certain nombre d’années que les historiens et la Royal Navy ont reconnu cette réalité.

On a trop souvent oublié que ce même 3 juillet, les troupes anglaises ont arraisonné sans sommation tous les navires français ayant rallié les ports britanniques, que la flotte française stationnée à Alexandrie a reçu le même ultimatum qu’à Mers el-Kébir, mais que des circonstances différentes ont permis d’éviter un drame, et que dans la même période de début juillet, les navires britanniques ont reçu l’ordre de s’emparer, ou d’empêcher d’appareiller les navires français basés à Dakar ou Casablanca, toujours avec le même argument de risque de tomber entre les mains des allemands. Tant en Angleterre qu’à Alexandrie, au milieu de la flotte britannique, qu’à Dakar ou Casablanca, on était bien loin des allemands…

Le gouvernement français à cette période était un gouvernement parfaitement légitime, bien que désorganisé suite au déménagement en cours, ce n’était pas encore le « régime de Vichy », et la collaboration n’existait pas encore, le général de Gaulle venait de lancer son appel qui avait été très peu entendu et il ne représentait pas encore l’espoir de libération pour la France. Les ordres donnés à la Marine par son chef, l’amiral Darlan, étaient très clairs, les navires ne devaient être livrés à aucune force étrangère, ennemie ou amie, et ces ordres étaient irrévocables et cohérents avec les valeurs de toute Marine digne de son nom.

La décision qui a été prise par Churchill contre l’avis des membres de son cabinet de guerre, a donc été de lancer un ultimatum inacceptable aux escadres français à Mers el-Kébir et Alexandrie, le but étant clairement de détruire ces flottes. A Alexandrie, où la flotte française était stationnée au milieu de la flotte britannique, et donc dans des conditions bien spéciales, le drame a pu être évité par la désobéissance de l’amiral anglais. Ce ne fut malheureusement pas le cas à Mers el-Kébir où la flotte britannique, depuis le large, a ouvert le feu sur la flotte française, mal préparée car en train de mettre en œuvre les mesures de désarmement découlant de l’armistice.

Le drame

Au matin du 3 juillet, la flotte anglaise au large d’Oran envoie un message au commandant de la force de Raid, l’amiral Gensoul, à bord du Dunkerque : « A l’amiral Dunkerque. Nous prions l’honorable flotte française de se joindre à nous pour continuer le combat à nos côtés ou être conduite dans un autre port. Amiral Somerville » Ce message est renouvelé et capté aussi par la Provence.

Le port est situé à 3 milles d’Oran (environ 6 km), et là est mouillée la Force de Raid, commandée par l’amiral Gensoul. Les cuirassés de 26 500 tonnes Dunkerque et Strasbourg, les deux vieux cuirassés Bretagne et Provence, le transport d’aviation Commandant Teste sont alignés le long de la jetée extérieure longue de 1500m, embossés perpendiculairement à la digue, l’étrave tournée vers la terre (les fonds et la disposition du port ne permettaient pas aux navires d’être positionnés différemment). En face, se trouvent six  contre-torpilleurs dont  le Mogador, le Volta, le Terrible, le Lynx, le Tigre et le Kersaint alignés plus près de la terre devant le village de Saint- André. Dans le port d’Oran enfin, s’ajoutent une dizaine de torpilleurs, d’avisos et six sous-marins.

Suite à l’armistice, la démobilisation est en cours et les réservistes originaires de l’Afrique du Nord ont  déjà été débarqués ou sont sur le point d’être libérés.

Le désarmement prévu sur place selon les dernières avancées de la convention d’armistice a commencé. Tous les bâtiments sont au repos mais restent à 6 heures d’appareillage, c’est-à-dire que dans ce délai, ils sont prêts au combat et à un éventuel départ.

Mouillage du destroyer Foxhound à 1,6 mille du phare de Mers-el-Kébir, à l’extérieur du port. Les instructions de l’Amirauté française étaient claires depuis l’armistice : « Les bâtiments britanniques ne sont pas autorisés à communiquer avec la terre ni à ravitailler dans les ports français ».

75 ème anniversaire de Mers el-Kebir
75 ème anniversaire de Mers el-Kebir

Un ultimatum est remis à l’amiral français :

  • Appareiller et rallier les Anglais pour combattre l’ennemi commun.
  • Rallier avec équipages réduits, sous notre contrôle, les ports anglais où les bâtiments seront  laissés sur place et les équipages rapatriés en France. Les bâtiments seront rendus à la fin de la guerre et une compensation sera versée s’ils étaient endommagés.
  • Appareiller vers un port français des Antilles avec équipages réduits, sous escorte de la Royal Navy. Les bâtiments seraient alors démilitarisés ou confiés aux Américains.
  • En cas de refus de ces offres équitables, je devrai avec un profond regret, vous sommer de couler vos bâtiments dans les six heures.
  • Si, aucune des propositions ci-dessus n’est acceptée, j’ai l’ordre du gouvernement de sa Majesté d’employer la force pour empêcher vos bâtiments de tomber entre les mains ennemies.

C’est une véritable mise en demeure, un ultimatum irrecevable tant  dans le fond que dans la forme, les canons anglais étant pointés sur les navires français. Il est en effet demandé à Gensoul de violer l’armistice avec toutes les conséquences que cela peut entraîner en France, ou de saborder ses navires de combat pourtant hors de la mainmise immédiate des forces de l’Axe. La solution  d’appareiller pour les Antilles telle que proposée par les Anglais est elle-même ambiguë, risquée et difficilement applicable sur le plan logistique dans les délais imposés.

Les discussions vont se poursuivre toute la journée ainsi que les tentatives de communication de l’amiral Gensoul avec l’amirauté qui était en plein déménagement, les messages mettent plusieurs heures pour parvenir éventuellement à leur destinataire. Des dispositions sont prises pour réarmer au mieux les bâtiments, les anglais minent la passe. La possibilité d’un désarmement sur place à Mers-el-Kébir  avait été envisagée mais refusée par Churchill. L’heure de fin de l’ultimatum est repoussée plusieurs fois mais Churchill (aucun problème de communication côté britannique, ils interceptaient même les communications françaises) insiste que tout doit être fini avant la tombée de la nuit.

D’un côté, comme de l’autre, on reprend les arguments énoncés dans la matinée. Les ordres français sont clairs. Gensoul : « Comment accepter les termes de l’ultimatum alors que vous avez miné la passe ? Je répète ce que j’ai dit à l’amiral North, fin juin, j’ai des ordres clairs et que j’appliquerai à savoir couler mes bâtiments s’ils devaient tomber entre les mains ennemies. Si l’Allemagne et l’Italie respectent les conditions de l’armistice, je ferai de même. Ce sont mes ordres, signés par l’amiral Darlan ». Gensoul montre alors à Holland, un message  de Darlan daté du 24 juin. Il  était clair, c’était en somme ce que prévoyait la troisième hypothèse de l’ultimatum à cette réserve près que les Anglais réclament une décision immédiate, alors que l’ordre de Darlan n’était que conditionnel. La négociation aurait donc été possible si elle s’était poursuivie dans des circonstances plus favorables.

Malgré leur réticence, les anglais ouvrent le feu à 17h55. Les navires français ripostent comme ils peuvent mais la configuration du port n’est pas en leur faveur et il y a beaucoup de navires qui se gênent. Les bâtiments qui le peuvent appareillent, les contre-torpilleurs puis le Strasbourg.

Le cuirassé Bretagne et le Mogador sont touchés. Les autres contre-torpilleurs foncent vers la sortie, malgré les obus qui pleuvent.

Le Strasbourg appareille à grande vitesse. La Bretagne, de nouveau touchée, son évacuation est ordonnée. La Provence est touchée et va s’échouer. Le Mogador est évacué. Le Dunkerque est touché et va s’échouer. La Bretagne est en feu de la proue à la poupe.

Le Strasbourg entre dans la passe tout en tirant et franchit indemne la porte du barrage suivi par des contre-torpilleurs, caché des anglais par la fumée.

En feu, la Bretagne explose, chavire, avant de disparaître. Seul, le Commandant Teste n’a pas appareillé. Il est miraculeusement indemne et utilise tous ses moyens pour participer au sauvetage des rescapés de la Bretagne.

A 18h12 après 17 minutes d’un bombardement extrêmement intense, le cessez-le-feu est ordonné par l’amiral anglais Somerville, persuadé qu’aucun cuirassé français n’a quitté la rade. Quand il reçoit l’information qu’un navire a pu s’échapper, il part à sa poursuite mais abandonne à la nuit et le Strasbourg et son escorte rejoindront sans encombre Toulon au matin.

Cette journée se solde par la mort de 1 150 marins français (et plus de 350 blessés), dont plus de 900 avec la Bretagne, et nombre d’entre eux, prisonniers de la coque retournée, mettront plusieurs jours à mourir.

Le combat était inégal :

  • D’un point de vue tactique,  nous avons d’un côté une flotte française immobilisée, les canons pointés vers la montagne et donc dans l’incapacité de se défendre (il n’y avait pas d’autre possibilité vu la configuration du port). De l’autre, une flotte libre de ses mouvements avec une supériorité en calibre et nombre de pièces battantes bien positionnées, éclairée et soutenue par l’aviation de l’Ark Royal.
  • D’un point de vue stratégique,  un chef de gouvernement, Churchill, pleinement informé de la situation en temps réel. En face, un amiral isolé, privé de tout renseignement direct et immédiat de son gouvernement. « 

C’est ce qui s’appelle aujourd’hui une lutte asymétrique (« onesided battle » ont dit les Anglais qui n’ont perdu aucun marin …) dans laquelle le plus faible est assuré de perdre. Le résultat escompté par Churchill n’est cependant pas atteint, la destruction de la Force de Raid n’est que partielle. Mais le drame n’est pas terminé.

Le 6 juillet, suite à un message imprudent car non codé (l’Armistice interdisait l’usage des codes) envoyé  par un amiral français qui se félicitait que les navires français seraient bientôt réparés, les avions torpilleurs  anglais, accompagnés de chasseurs, reviennent à la charge et finissent le travail.

Au total, sur ces deux journées, 1297 marins français sont morts pour permettre à Churchill de prouver au monde, et en particulier au président américain, qu’il ne se rendrait jamais et était prêt à tout. Ce fut effectivement un succès politique puisque les américains ont très rapidement commencé à aider matériellement les britanniques. Il en fut de même sur le plan intérieur car au sein même de son gouvernement, le camp des appeasers partisan d’une paix négociée avec l’Allemagne nazie, fut définitivement muselé, tandis que l’opinion publique applaudit à cette « victoire ».

Ce drame a cependant conduit la majorité des marins français, militaires ou civils, à refuser de rejoindre les rangs anglais. Une preuve indirecte a aussi été donnée que, quelques soient les circonstances, les marins français ne laisseraient pas leurs navires tomber aux mains des Allemands, ce fut le sabordage de la flotte à Toulon quelques années plus tard

De nos jours

Ce drame est toujours, 75 ans après, et alors qu’il n’y a plus que quelques survivants, très mal connu, avec souvent une assimilation anachronique avec les évènements du gouvernement de Vichy et la collaboration, gouvernement et collaboration qui n’existaient pas le 3 juillet 1940. Les survivants et les familles des victimes depuis maintenant de nombreuses années s’attachent à mieux faire connaître les circonstances de ce drame et à le remettre dans son contexte historique. Les commémorations annuelles participent de cette tâche et depuis maintenant plusieurs années, ce n’est pas seulement le président de l’Association des marins et familles de victimes de Mers el-Kébir qui prend la parole, mais également l’ambassadeur du Royaume-Uni où l’attaché naval britannique, et le devoir de mémoire a fait d’énormes progrès outre-Manche. Il reste à effectuer ce devoir en France et à finir de réhabiliter la mémoire des marins qui ont été pris dans une décision politique qui ne dépendait pas d’eux et dont ils n’ont été que l’outil.

La présence en 2015, pour la première fois depuis que les commémorations ont lieu, d’un membre du gouvernement le 2 juillet à Brest, en l’occurrence le Secrétaire d’État aux Anciens Combattants Jean-Marc TODESCHINI qui représente le Ministre de la Défense, est un signal très fort et encourageant pour tous ceux qui œuvrent pour que la vérité historique puisse être rétablie.

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