« La France a indiscutablement une vision pour son industrie maritime » – Entretien avec Philippe Berterottière

Philippe Berterottière, Président directeur général du groupe GTT, a été élu en octobre 2023 Président du Comité stratégique de Filière Industriels de la Mer. Il fait un point pour Marine & Océans sur les enjeux de la filière après la signature d’un nouveau contrat stratégique avec l’État.  

Propos recueillis par Erwan Sterenn.

* * *

Qu’est-ce qu’un Comité stratégique de filière et que représente précisément, à ce jour, la filière des industriels de la mer ?  

L’État a la volonté de réindustrialiser notre pays, et a, pour ce faire, structuré les différents secteurs industriels en 19 filières. Chacune de ces filières regroupe les organisations professionnelles des secteurs concernés, les administrations en liaison avec la filière concernée, ainsi que les organisations représentatives du personnel. Ces groupements constituent ce qu’on nomme les Comités Stratégiques de Filières (CSF). La filière des industriels de la mer regroupe plus de 1 300 entreprises, représentées par le GICAN pour la construction navale, EVOLEN pour les énergéticiens et le SER pour les énergies renouvelables.

 

Vous avez signé, fin mars 2024, un nouveau contrat stratégique avec l’État pour la période 2024-2027. En quoi consiste ce « contrat stratégique » et quelle est sa finalité ?

La filière, c’est-à-dire les organisations professionnelles, les syndicats et l’État, s’engagent sur un certain nombre de projets structurants pour la durée du contrat afin de permettre le développement des industries de la filière. C’est donc un moment très important puisque nous nous alignons autour d’une vision commune, qui se déploie ensuite en plan d’action sur un temps assez long. Ce type de contrat stratégique est le fruit d’un travail de concertation entre les différentes parties prenantes. Je tiens à saluer toutes celles et tous ceux qui ont participé à ce travail et qui ont rendu possible la signature de ce contrat.

 

Entrons dans le fond du sujet. Ce nouveau contrat stratégique vise la mise en place de 22 projets structurants autour de quatre axes principaux. Le premier est celui de la réindustrialisation et de l’autonomie stratégique. De quoi parle-t-on précisément ?

J’identifie sept projets structurants, qu’il s’agisse, par exemple, de l’intérêt à construire des navires d’une longueur de 100 à 200 mètres, du recensement des besoins en navires « publics » dans les deux à cinq années à venir et de la capacité des industriels français à répondre à cette demande, ou encore de l’identification des leviers de compétitivité à activer afin que les industriels soient en mesure de répondre dans les meilleures conditions à cette demande « publique ». Il s’agit aussi du développement des capacités industrielles pour soutenir l’éolien offshore. Tous ces projets sont très concrets, ils précisent quels sont les livrables attendus et le calendrier de ceux-ci.

 

Le second axe de ce nouveau contrat est celui de la transition écologique. Le monde maritime n’est-il pas déjà très mobilisé et engagé dans cette démarche ?

Je vous dirai, bien facilement, qu’on n’est jamais assez engagé dans la transition énergétique. Le contrat stratégique compte d’ailleurs six projets structurants dans ce domaine. Concrètement, nous recherchons les meilleurs moyens d’atteindre les objectifs affichés tout en facilitant les activités en France. Ainsi, les carburants de synthèse permettront d’atteindre la neutralité carbone, comment peut-on les produire en France ? Comment le monde maritime peut-il en bénéficier ? De la même façon, la France est le berceau de nombreuses entreprises innovantes dans le domaine de la propulsion vélique, comment peut-on les aider à se développer et à produire en France ? Comment pouvons-nous produire de l’hydrogène en mer grâce à l’éolien marin ? Ou encore, comment développer le captage, le transport et le stockage du CO2 ? Comme vous le voyez, ces sujets sont plutôt nouveaux et donc enrichissent la mobilisation existante sur les sujets de transition.

 

Le 3ème axe est celui de l’innovation et de la R&D… Le secteur maritime est considéré comme résolument innovant. Qu’en est-il selon vous et quels sont les enjeux dans ce domaine ? 

L’innovation est effectivement largement au pouvoir dans le secteur maritime français, et c’est là une vraie clé pour réindustrialiser. Le développement de nouvelles solutions permet aux entreprises de se différentier par rapport à leurs concurrents étrangers. Notons qu’année après année, un nombre croissant de dossiers sont soumis pour répondre aux appels à projets organisés par l’État ou les collectivités. Les montants mobilisés pour ces projets sont en croissance significative. Cet effort produira indubitablement ses effets. Les nombreux accélérateurs et les incubateurs de jeunes pousses spécialisés dans le domaine maritime permettent de progresser très vite dans la filière.

 

Le 4ème axe de ce nouveau contrat stratégique est celui de l’avenir avec la question de l’attractivité du secteur et des compétences. Soudeurs, chaudronniers, électriciens, dessinateurs-projeteurs, techniciens de maintenance, architectes logiciels, data scientists, ingénieurs et techniciens en cybersécurité… de nombreux métiers sont en tension dans la filière maritime La France doit-elle s’inquiéter sur ce sujet des compétences et des savoir-faire ? 

Oui, c’est un sujet préoccupant. Nous déployons de nombreux efforts pour réindustrialiser mais si, à l’arrivée, il reste difficile de constituer des équipes compétentes, ces efforts seront vains. C’est d’ailleurs un problème général, qui touche l’ensemble des filières industrielles. En France, les métiers industriels attirent peu, ils sont victimes d’une image désuète, au regard de ce qu’est devenue l’industrie aujourd’hui. Il faut faire évoluer cette perception et dire ce qu’est la réalité de ces métiers : hautement techniques, offrant des perspectives de carrières riches de sens et des rémunérations bien supérieures à celles des services. Il faut aussi promouvoir ces métiers auprès des femmes, qui sont encore trop peu présentes dans la filière maritime. Dans cette perspective, cinq projets structurants, pilotés par la filière et appuyés par les régions et l’État, permettront, je l’espère, des progrès rapides.

 

Quel bilan peut-on tirer du précédent contrat stratégique signé en 2018 et sur quelle base partez-vous pour la mise en œuvre de ce nouveau contrat ?  

Le bilan est très largement positif. Nous avons parlé de l’innovation et des résultats en croissance obtenus grâce à l’action du CORIMER, qu’il faut saluer. De la même façon, dans cette période, CiNav (Campus national des industries de la mer) a énormément développé son activité sur l’attractivité des métiers de la mer et sur le développement de formations pour ces métiers. Et l’on pourrait continuer par de nombreux autres exemples. D’un contrat à l’autre, nous pouvons mesurer ce qui a été fait, ce qui a progressé, et nous constatons que les choses bougent et progressent, c’est très encourageant. Cela démontre que l’approche par filière et par contrat pluriannuel produit des résultats.

 

La France a-t-elle, selon vous, une vraie vision stratégique nationale pour l’industrie maritime ?

La France a indiscutablement une vision pour son industrie et notamment pour son industrie maritime. Les efforts déployés, les moyens engagés, l’existence de champions nationaux en sont les témoins. Je souhaiterais que les Français soient plus passionnés par la mer et les industries de la mer, et tous les métiers, toutes les opportunités que ce monde offre.

 

Vous avez déclaré que la filière était « vaillante » mais qu’elle était « en prise avec des contraintes et des enjeux toujours plus importants« . Faut-il être inquiet ou la France est-elle dans le bon « tempo » pour être au rendez-vous de l’excellence au XXIe siècle ? 

Il faut toujours être inquiet, et particulièrement quand on voit les moyens déployés à l’étranger. Je visite régulièrement des chantiers navals chinois et coréens et je constate qu’ils jouent dans une tout autre catégorie. Il faut donc être vigilant. A cet égard, je me prends à rêver de ce que pourrait être une filière des industriels de la mer au niveau européen, où les compétences françaises trouveraient un champ beaucoup plus large pour s’exprimer.

Marine & Oceans
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La revue trimestrielle MARINE & OCÉANS est éditée par la "Société Nouvelle des Éditions Marine et Océans". Elle a pour objectif de sensibiliser le grand public aux principaux enjeux géopolitiques, économiques et environnementaux des mers et des océans. Informer et expliquer sont les maîtres mots des contenus proposés destinés à favoriser la compréhension d’un milieu fragile.   Même si plus de 90% des échanges se font par voies maritimes, les mers et les océans ne sont pas dédiés qu'aux échanges. Les ressources qu'ils recèlent sont à l'origine de nouvelles ambitions et, peut-être demain, de nouvelles confrontations.

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