Guerre en Ukraine : Avantage Russie ?

19 mois après le début de la guerre en Ukraine déclenchée par la Russie le 24 février 2022, Marine & Océans fait le point sur le conflit, son développement et ses perspectives.

L’offensive ukrainienne d’été a échoué. En plus de quatre mois d’assaut, les forces de Kiev n’ont pas réussi à briser le dispositif défensif russe. Il faudra attendre la sortie de l’automne et de la saison de la boue, paralysant les opérations terrestres, pour que de nouveaux mouvements puissent éventuellement avoir lieu lorsque les gels affermiront les sols. Aucune action décisive ne mettra probablement fin à cette guerre avant -au mieux- le printemps 2024.

Pour l’Ukraine, ce constat est rude alors que l’administration Zelensky n’a cessé de réaffirmer sa détermination à restaurer l’intégrité territoriale du pays[1] et de promettre que les affrontements décisifs étaient proches[2]. Kiev a eu beau tenter de vendre sa « percée » vers le sud dans l’oblast de Zaporojie comme un succès de taille, il ne s’est agi que d’une très lente poussée sanglante, ayant progressé de moins de 200 mètres par jour trois mois durant. La cavalcade annoncée vers la mer d’Azov, 90 kilomètres à vol d’oiseau, qui devait couper le pont terrestre reliant la Crimée à la Russie, n’a pas eu lieu, faute d’une stratégie et d’une gestion des forces intelligentes.

Les Ukrainiens ont d’abord commis l’erreur de sacrifier de nombreux moyens humains et matériels début 2023 pour défendre Bakhmout, dont l’abandon n’aurait pourtant pas été synonyme de tournant majeur, mais constituait un enjeu de popularité pour Volodomyr Zelensky.

L’été venu, ils ont ensuite choisi de multiplier dans un premier temps les reconnaissances en force, elles aussi consommatrices de combattants, de véhicules et de munitions, sur différents points du front.

Leur potentiel déjà entamé, ils ont enfin tenté de briser le front russe sur un seul point, supposé faible, attaquant sans supériorité en termes d’artillerie, d’effectifs, de blindés, face à un adversaire enterré, aux plans de feu bien établis et disposant de la supériorité aérienne.

En bref, ils se sont comportés en Soviétiques, comme s’ils disposaient d’une armée de masse pouvant gaspiller ses hommes et ses armes jusqu’à ce que l’adversaire cède. En vain, logiquement. 

 

Des forces ukrainiennes insuffisamment préparées

A qui la faute ? Au calendrier électoral en premier lieu. Une triple échéance présidentielle aura lieu en 2024 aux Etats-Unis, en Russie et en Ukraine. Qu’il s’agisse de Biden, de Poutine ou de Zelensky, nul n’a envie de se présenter devant ses électeurs en vaincu. Quel que soit le belligérant, il fallait marquer des points cette année.

Aux Américains et Européens ensuite. Ceux-ci[3] se lassant de cette guerre, leurs dirigeants ont poussé Kiev à tenter d’emporter une décision, fût-elle locale, afin de donner des gages à leurs opinions publiques et de mettre éventuellement Vladimir Poutine en difficulté. Ils n’ont pas tenu leurs promesses aux Ukrainiens, en termes notamment de livraisons de chars d’assaut, mais qu’importe. Rien n’est pire que l’immobilisme dans un contexte pré-électoral. Les forces ukrainiennes sont donc montées au feu insuffisamment préparées, sans aucune chance de succès majeur.

La faute à Zelensky également. Celui-ci a décidé de frapper un grand coup sans en avoir les capacités et le sachant parfaitement, avec, en ligne de mire, l’élection présidentielle ukrainienne du 31 mars 2024. Conscient que la détermination des Ukrainiens s’étiole — le nombre de désertions en atteste[4],[5] — il était condamné lui aussi à l’action.

La faute aux Russes, enfin. De nombreux experts militaires occidentaux ont souligné que les Russes apprennent vite de leurs erreurs[6],[7]. Non seulement ils ont mobilisé des dizaines de milliers d’hommes afin de ne pas laisser de « vides » dans leur dispositif permettant aux Ukrainiens de percer, comme à l’été 2022 vers Izioum, mais ils ont aussi appris à se montrer plus économes de leurs moyens, laissant l’adversaire s’éroder contre leurs défenses tout en le contraignant par des poussées localisées, notamment vers Koupiansk, à disperser ses effectifs sur l’ensemble du front. En dépit des réassurances régulières d’un écroulement programmé de l’économie russe, force est de constater par ailleurs que celle-ci plie mais ne rompt pas sous le poids des sanctions occidentales.[8] Plus encore. Son industrie de défense, loin de s’écrouler, poursuit suivant les calendriers convenus les programmes de modernisation de ses forces nucléaires stratégiques, de sa flotte et de son aviation de combat, toutes deux intactes à 95%. L’entrée en service de nouveaux SNLE[9], SNA[10] et bombardiers en atteste, tandis que les services de renseignement allemands estiment que la Russie peut poursuivre la guerre à long terme[11]. Le Kremlin n’a même pas fait de la fabrication d’armement terrestre une priorité, semblant considérer que le rythme actuel de ses chaînes de production suffit à combler les pertes consenties en Ukraine.

L’avènement du drone, acteur incontournable du champ de bataille.

Face à ce mastodonte industriel, la BITD ukrainienne ne peut rivaliser. La plupart de ses usines ont été détruites ou sont régulièrement bombardées. En compensation, les Ukrainiens font preuve d’un esprit d’innovation et d’une capacité d’improvisation certaine pour infliger le maximum de pertes à leur adversaire. C’est le cas notamment sur le segment des drones. Les combattants russes vivent en permanence sous l’œil et la menace des engins ukrainiens. Kiev a créé la première unité navale au monde spécifiquement dévolue à la mise en œuvre d’USV (Unmanned Surface Vehicle)[12]. Navires sans pilotes bourrés d’explosifs visant le pont de Crimée, les vaisseaux ou les bases russes de Sébastopol et de Novorossiïsk, vieux missiles modifiés pour frapper Moscou, drones en carton de conception australienne aussi furtifs que peu onéreux…, etc. : Ce conflit marque l’avènement du drone comme acteur incontournable du champ de bataille.

Mais les Ukrainiens ne sont plus les seuls à en tirer le meilleur parti. Alors que l’on n’entend plus parler des drones turcs Bayraktar TB2, stars des premières semaines de guerre, que les Russes ont maintenant appris à neutraliser facilement, Moscou semble prendre l’avantage dans cet affrontement téléguidé. Non seulement ses troupes recourent aux drones iraniens, désormais produits sous licence en Russie, mais elles disposent d’une gamme de plus en plus vaste d’engins performants, comme la munition rôdeuse Lancet de Zala Aéro. Elles possèdent de surcroît un avantage précieux sur les Ukrainiens : Un arsenal de guerre électronique conséquent leur permettant de brouiller les systèmes de guidage des drones et les transmissions adverses.[13] Et la lutte électronique se prolonge bien entendu dans la sphère cyber,[14] Russes et Ukrainiens rivalisant d’ingéniosité et d’inventivité afin de piéger l’adversaire par un recours accru aux outils de l’intelligence artificielle (IA). Mais, là aussi, la balance semble plutôt pencher du côté russe.

Échec de l’offensive ukrainienne, économie résiliente, adaptation des forces armées aux nouvelles formes de guerre : La Russie sort gagnante de cette année 2023. Sans gloire, certes, la laborieuse et sanglante conquête de Bakhmout et l’épisode Prigojine n’autorisent guère de triomphalisme, mais bien plus solide sans doute que son adversaire, dont on voit mal comment il pourrait reprendre l’initiative. Car la trentaine de chars américains Abrams en voie de livraison,[15] ou l’hypothétique entrée en lice de quelques dizaines de F-16 l’an prochain[16] ne changeront pas la donne. Annoncées comme autant de Game changers, les livraisons d’armement occidentales, Caesar, HIMARS, Patriot, Léopard, SCALP… n’ont pas permis la rupture annoncée. Sans génie, mais avec un calme glacial, le Kremlin, conscient que la démographie et la puissance industrielle sont en sa faveur, joue la carte du conflit gelé. La maîtrise du temps long est dans son ADN politique. Mais rien n’exclut qu’il ne tente de porter le coup de grâce à la sortie de l’hiver, face à une Ukraine qui aura bien du mal à se relever de son échec.


NOTES :

[1] « Guerre en Ukraine : Kiev déterminé à libérer tout son territoire », Le Point, 17 août 2023. 

 

[2] https://fr.euronews.com/2023/04/30/ukraine-les-principales-batailles-auront-lieu-bientot-assure-volodymyr-zelensky

[3] https://www.tdg.ch/aide-militaire-le-soutien-a-lukraine-faiblit-aux-etats-unis-218188672422

[4] https://www.lefigaro.fr/international/ces-jeunes-ukrainiens-qui-s-organisent-pour-fuir-la-mobilisation-20230303

[5] « Mutineries, désertion : l’armée de Kiev craque aussi ». https://www.youtube.com/watch?v=VsyKm2UJsew

[6] https://rusi.org/explore-our-research/publications/special-resources/meatgrinder-russian-tactics-second-year-its-invasion-ukraine

[7] https://www.foreignaffairs.com/ukraine/russians-are-getting-better-learning

[8] https://www.bfmtv.com/economie/international/berlin-decu-du-faible-impact-des-sanctions-contre-la-russie_AD-202308240299.html

[9] https://www.defense-aerospace.com/sevmash-rolls-out-second-borei-a-missile-submarine/

[10] https://www.newsweek.com/russia-nuclear-submarines-zircon-hypersonic-missile-yasen-m-class-1819536

[11] https://esut.de/2023/05/meldungen/42137/bnd-sieht-sich-in-russland-gut-aufgestellt/

[12] https://www.navalnews.com/naval-news/2023/08/worlds-first-specialized-explosive-naval-drone-unit-formed-in-ukraine/

[13] https://www.capital.fr/economie-politique/lukraine-perd-10000-drones-par-mois-a-cause-du-brouillage-russe-1469157

[14] https://www.lesechos.fr/industrie-services/air-defense/en-ukraine-la-bataille-invisible-mais-strategique-de-lia-militaire-1959528

[15] https://www.lepoint.fr/monde/guerre-en-ukraine-les-chars-lourds-americains-abrams-bientot-sur-le-front-08-08-2023-2530940_24.php#11

[16] https://www.lesechos.fr/monde/enjeux-internationaux/ukraine-les-etats-unis-approuvent-lenvoi-de-f-16-par-le-danemark-et-les-pays-bas-1970868

Philippe MIGAULT
Philippe MIGAULThttp://institut-brennus.com/
Philippe Migault est cofondateur de l’Institut Brennus, auditeur de l’Institut des hautes études de la défense nationale (IHEDN) et du Centre des hautes études de l’armement (CHEM). Créé en 2022 par cinq associés, l’Institut Brennus conseille et forme les professionnels aux grands enjeux géopolitiques, géoéconomiques contemporains. Il appuie le déploiement des entreprises françaises à l’international. Financièrement indépendant, il s’inscrit dans une stricte démarche de défense des intérêts nationaux.

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