Rule Britannia ? Comment le Royaume-Uni veut renouer avec la puissance maritime

Mi-mars 2023, le gouvernement de Rishi Sunak a rendu publique une actualisation (1) de la revue stratégique britannique sur les questions de sécurité, de défense et de politique étrangère publiée en 2021 (2). Comparable sur certains aspects à un Livre blanc ou à une revue stratégique française, ce document, le premier paru sous l’ère du roi Charles III, confirme l’importance de la mer pour les intérêts stratégiques du Royaume-Uni. 

Par Aurélien Duchêne

Cette actualisation de l’Integrated Review de 2021 est d’abord liée à la guerre d’Ukraine dans le cadre de laquelle Londres a cherché à s’affirmer en leader européen du soutien à Kiev pour retrouver une place sur le Vieux Continent et renforcer la sienne au sein de l’OTAN : comme les autres puissances occidentales, le Royaume-Uni cherche à tirer des leçons de cette guerre en matière de relations internationales, de sécurité internationale et donc de défense nationale. 

Elle intervient aussi à l’heure d’une remise en cause du Brexit et de ses conséquences : complications économiques et interrogations sur la place du royaume dans le monde. La majeure partie du spectre politique britannique favorise désormais un rapprochement avec l’Union européenne, incluant le Parti conservateur dont la ligne directrice, depuis l’accession au pouvoir de Boris Johnson en 2019, tendait jusque-là vers la confrontation avec Bruxelles et accessoirement avec la France. Le Premier ministre Rishi Sunak, soutien du Brexit durant la campagne du référendum de 2016 et promoteur d’une rupture avec les réglementations européennes, est, depuis son arrivée au pouvoir, l’artisan d’un apaisement des relations matérialisé, notamment, par un accord sur le statut de l’Irlande du Nord et la relance du partenariat avec la France.

Global Britain

La rédaction de l’Integrated Review de 2021 s’était faite dans un contexte d’incertitude sur les orientations stratégiques d’un Royaume-Uni qui venait de quitter l’Union européenne, et de promotion du concept de Global Britain censé déterminer la place et le rôle du pays sur la scène internationale (global signifiant ici mondial), évoqué pour la première fois par l’ancien Premier ministre Theresa May. Ayant elle-même fait campagne contre le Brexit mais déterminée à mettre en œuvre la sortie de l’Union européenne dans les meilleures conditions, Theresa May entendait par là donner du sens et un cap à une décision qui s’apparentait, en de nombreux points, à un saut dans l’inconnu. 

Global Britain est d’abord une conception de la nature du Royaume-Uni, où la dimension globale du pays, avec ses territoires et ses intérêts ultramarins, l’emporterait sur sa dimension européenne. Il y a là une conception identitaire dans laquelle l’héritage de l’Empire britannique, matérialisé par l’anglosphère, le Commonwealth et les liens avec les diasporas extra-européennes, prime sur l’ancrage européen.

Global Britain est aussi une posture – au même titre que la posture, aux contours plus évasifs, d’une France « puissance d’équilibre » (3) – , dans laquelle le Royaume-Uni se définit avant tout comme une puissance globale, ne serait-ce qu’en lien avec son statut de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies et d’ancien géant colonial projetant sa puissance et son influence dans le monde entier. 

Global Britain est enfin un projet, une vision stratégique visant à renforcer cette stature internationale du Royaume-Uni et son poids dans le monde. Au-delà de la prétention à la reconquête d’une partie de la grandeur perdue de l’ancien empire britannique, il s’agit de développer de nouveaux partenariats (liens commerciaux, liens de défense, coalitions et groupements internationaux…) avec des acteurs extra-européens, de consolider la place du royaume dans des régions stratégiques à l’échelle mondiale (à commencer par l’Indopacifique), de jouer un plus grand rôle dans des dossiers majeurs en tant que puissance globale souveraine plutôt qu’en puissance européenne agissant dans le cadre de l’UE, de conjurer l’inévitable déclin lié à l’émergence démographique, économique, militaire d’autres pays, par une activité internationale plus intense, plus crédible et disposant de meilleurs moyens.

Un invariant stratégique : l’ambition maritime 

La mer et la politique maritime, indissociables du concept de Global Britain, étaient dans les priorités de l’Integrated Review de 2021. Elles le sont toujours dans le document actualisé de 2023.  

Établissant un parallèle avec l’espace et le cyberespace, celui-ci fait du domaine maritime, qu’il faut « équilibrer » et « façonner », une priorité. Le domaine maritime est jugé « essentiel à la connectivité et à la prospérité mondiales », ce qui exige pour le Royaume-Uni de continuer de s’impliquer pour la liberté de navigation et le respect de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer. L’Integrated Review insiste à cet égard sur le rôle joué par la Royal Navy auprès de l’OTAN dont elle est « à la disposition ». Le Royaume-Uni entend déployer « davantage de moyens navals », notamment pour la protection des voies de navigation et des points stratégiques comme les détroits, ceci avec l’appui du Joint Maritime Security Centre (4) et dans le cadre des accords de défense passés entre les five powers (5) dans la région indopacifique. 

En cohérence avec ce que le document appelle une « approche intégrée » mêlant sécurité maritime, protection de l’environnement et commerce, l’Integrated Review évoque aussi « la santé de la planète », laquelle souffre d’une « pression croissante du fait de la concurrence systémique et de la dégradation de l’environnement ». Si l’environnement est ici traité dans le même paragraphe que les aspects stratégiques requérant le déploiement de moyens navals, reconnaissons que le document est moins disert sur la protection de la planète que sur celle des intérêts stratégiques britanniques. 

Enfin, il est intéressant de noter que l’Integrated Review fait référence à « la longue histoire de puissance maritime » du royaume. Rappelant que le Royaume-Uni possède le « cinquième domaine maritime au monde grâce à ses territoires d’outre-mer répartis sur quatre des cinq grands océans du monde », elle témoigne combien cette vocation maritime reste à la fois évidente et nécessaire.

Recentrage européen et coopérations maritimes

En comparaison avec l’édition de 2021, le document marque aussi une forme de recentrage sur l’Europe (6), et sur la région euro-atlantique. Londres entend « revigorer les liens bilatéraux historiques les plus importants du Royaume-Uni en Europe », en citant d’abord les avancées du sommet franco-britannique du 10 mars 2023. Il est intéressant de relever que la France est citée 22 fois dans ce document, soit deux fois plus que dans l’Integrated Review de 2021, l’Allemagne n’étant, elle, citée que 11 fois. 

S’agissant des priorités les plus directement liées aux affaires maritimes, l’Integrated Review évoque les migrations dans le cadre de la coopération franco-britannique et du groupe de Calais (7) dédié à ces questions. Il évoque aussi le groupe de coopération énergétique de la mer du Nord qui inclut la France, l’Irlande, l’Allemagne, le Benelux et les pays nordiques. Qu’il s’agisse des ressources énergétiques de la mer du Nord, du développement des énergies marines renouvelables, de l’interconnexion par voie de mer avec le réseau électrique français ou de la sécurité des approvisionnements, l’énergie est présentée comme l’une des priorités de la politique européenne du Royaume-Uni. 

Remontée en puissance de la Royal Navy

Si la guerre d’Ukraine a conduit à une remise en cause de la réduction du format de la British Army (les décisions en la matière se faisant toujours attendre), les forces navales demeurent prioritaires. La remontée en puissance de la Royal Navy pourrait accélérer dans le cadre d’un relèvement supplémentaire des dépenses militaires consécutif à l’agression russe contre Kiev.

L’Integrated Review actualisée affiche l’ambition de porter l’effort de défense britannique à 2,5% du PIB (à une échéance encore non précisée), les dépenses militaires pour 2023 devant atteindre  près de 2,3% de la richesse nationale, incluant l’enveloppe prévue pour le soutien à l’Ukraine. S’il rejoint les ambitions affichées par Boris Johnson dans les derniers mois de son mandat, l’objectif de porter le budget de la défense nationale à 2,5% du PIB reste toutefois très éloigné du cap fixé par Liz Truss lors de son bref mandat de Première ministre avec le soutien du ministre de la Défense Ben Wallace : 3% du PIB en 2030, ce qui aurait eu pour conséquence de porter les dépenses à environ 100 milliards de livres sterling à cette date. Plus modérés, les objectifs proclamés par le gouvernement Sunak en matière de dépenses militaires n’en restent pas moins significatifs : le budget de la défense britannique restera durablement supérieur à celui de la France, voire de l’Allemagne tant que celle-ci n’aura pas porté son effort de défense à 2% du PIB comme elle s’y est engagée en 2022. 

Londres conservera ainsi le deuxième rang au sein de l’OTAN en matière de dépenses militaires. Si la Royal Navy est prioritaire dans cet effort, ceci signifiera surtout que le Royaume-Uni consolidera sa place de seconde puissance maritime de l’Alliance et de première puissance maritime d’Europe, creusant là encore l’écart avec la France. 

En cohérence avec les annonces de l’Integrated Review et de la Defence Review de 2021, l’Integrated Review de 2023 fait également de la modernisation et du renforcement de la dissuasion nucléaire une priorité absolue. Rappelons que la dissuasion nucléaire britannique est intégralement maritime concentrée sur une composante exclusivement sous-marine. L’effort financier consacré à la Royal Navy intégrera donc la poursuite de la construction des quatre sous-marins nucléaires lanceurs d’engin (SNLE) de nouvelle génération de la classe Dreadnought (en remplacement de l’actuelle classe Vanguard), dont le premier devrait entrer en service au début de la décennie 2030. Sur 3 milliards de livres alloués à la modernisation de la dissuasion nucléaire, plus de 2 milliards seront ainsi dédiés à des projets (conception, assemblage, chaudronnerie…) qui profiteront aux chantiers navals de Barrow-in-Furness et de Derby, où les industries Rolls-Royce participent à la construction des réacteurs des sous-marins. 

A travers ce programme industriel, l’Integrated Review affiche l’ambition de construire une « nouvelle flotte de classe mondiale [avec des standards parmi les meilleurs au monde, ndr] de sous-marins nucléaires d’attaque (SNA) pour la Royal Navy ». Il s’agit, dans le même temps, de contribuer à la construction par l’Australie de SNA de nouvelle génération (SSN-Aukus) à partir de technologies américaines et britanniques, dans le cadre du pacte AUKUS (8).  

De l’Arctique à l’océan Austral

L’Integrated Review souligne l’importance de l’Arctique pour la Grande-Bretagne qui souhaite refaire, à long terme, de cette région un espace « à forte coopération et à faible tension ». La politique que Londres souhaite y conduire est définie dans un autre document paru en 2023, intitulé « Looking North : the UK and the Arctic ». L’Integrated Review présente également l’Antarctique comme faisant partie du voisinage élargi du pays du fait de ses territoires ultramarins en Atlantique Sud et dans l’océan Austral. Alors que l’Antarctique est soumis à une « concurrence systémique croissante », le Royaume-Uni souhaite protéger le droit international dans la région, au profit notamment de la coopération scientifique. 

En cohérence avec cette attention portée aux régions polaires, l’Integrated Review avance que le Royaume-Uni « apportera une contribution particulière à la sécurité de l’Europe du Nord », ce qui passe par une plus grande implication dans la défense du Grand Nord, de l’Atlantique Nord et de la mer Baltique. Les accords de défense signés en 2022 par le Royaume-Uni avec des Etats de la région (9), ainsi que l’ouverture d’une nouvelle base militaire en Norvège en 2023, montrent que Londres concrétise cette ambition où la sécurité maritime est évidemment centrale. 

Les enjeux de l’Indopacifique 

Hors de l’ensemble euro-atlantique, la véritable priorité stratégique du Royaume-Uni est, bien sûr, l’Indopacifique, région jugée « essentielle pour son économie, sa sécurité et son intérêt pour un ordre international ouvert et stable ». Incontournable dans une mondialisation qui repose d’abord sur les échanges maritimes, cette région, où réside la majorité de l’humanité, concentre les enjeux les plus importants de la planète, du commerce international aux risques de conflits internationaux, de l’exploitation des ressources à la protection des océans. L’Empire britannique y comptait la majorité de ses possessions et de sa population. Le Royaume-Uni veut aujourd’hui y retisser des partenariats où les questions maritimes seront naturellement centrales. 

L’Integrated Review de 2021 évoquait déjà la nécessité d’une « bascule » vers cette région notamment dans le cadre du concept de Global Britain. L’actualisation 2023 confirme cette orientation, se projette à long terme et entend faire de l’Indopacifique un « pilier permanent de la politique internationale du Royaume-Uni ». Le partenariat avec l’Australie est présenté comme « l’un des partenariats les plus étroits » du pays. Londres entend aussi diriger le pilier « sécurité maritime » de l’Indo-Pacific Oceans Initiative (IPOI) lancée en 2022 par l’Inde pour favoriser une « région indopacifique durable et prospère », et finaliser un accord de libre-échange avec New Dehli. La sécurité maritime fait également partie des priorités des relations avec la Malaisie, les Philippines, la Thaïlande et le Viêt Nam, partenaires clés dans la région indopacifique. L’Integrated Review évoque aussi l’approfondissement des liens avec le Japon, Singapour et la Corée du Sud. 

Un autre partenaire clé du Royaume-Uni dans la région n’est autre que la France, l’Integrated Review soulignant le renforcement de la coopération des deux pays « en faveur d’un Indopacifique libre et ouvert », le développement de leur dialogue stratégique, et l’édification d’une « présence maritime européenne permanente » grâce à la coordination de leurs groupes aéronavals. 

Le document plaide également pour « des mesures contre la pêche illégale, non déclarée et non réglementée » dans la région. Le Royaume-Uni entend de fait soutenir la Stratégie pour un continent pacifique bleu à l’horizon 2050, portée par les Etats insulaires du Pacifique, dans le cadre de la quête d’un leadership britannique pour la protection de l’environnement où la préservation des océans jouera un rôle central.

Une stratégie de temps long

L’Integrated Review de 2023 montre que la mer est présente dans la plupart des priorités stratégiques du Royaume-Uni et constitue même un trait d’union entre chacune d’elles. 

Le Royaume-Uni n’a nullement révisé à la baisse ses ambitions maritimes affichées dans la précédente Integrated Review et dans la Defence Review publiée à sa suite : elles sont mêmes confortées dans le cadre d’une vision stratégique qui a gagné en cohérence et en crédibilité. De la volonté affichée de porter la Royal Navy au premier rang européen au développement de partenariats tournés vers le grand large – illustré par l’alliance AUKUS -, Londres expose, à travers cette nouvelle Integrated Review, l’ambition de renouer avec une vision stratégique inscrite dans le temps long. Fût-ce avec des moyens et un statut sans commune mesure avec ceux du passé, le Royaume-Uni des années 2020 se veut toujours l’héritier lointain de « Rule, Britannia, rule the waves ».

Aurélien DUCHÊNE

  1. Integrated Review Refresh 2023 : Responding to a more contested and volatile world (Bilan intégré Actualisation 2023 : Répondre à un monde plus contesté et plus instable).
  2. Intitulée « Global Britain in a Competitive Age ».
  3. Comparable avec le Royaume-Uni sur ces deux derniers points, la France, qui double sa dimension planétaire d’une vocation universaliste particulière, se voit et se présente davantage comme une puissance européenne, la seule à disposer des mêmes attributs de puissance globale que le Royaume-Uni, et aspire au leadership d’une Europe censée être un multiplicateur de la puissance française (le levier d’Archimède gaullien).
  4. Le Joint Maritime Security Centre (Centre conjoint de sécurité maritime) est le centre d’excellence du gouvernement britannique pour la sécurité maritime. Sa mission est d’améliorer la compréhension des menaces dans ce domaine et de favoriser la coordination intergouvernementale dans le traitement des enjeux de sécurité maritime.
  5. Etats-Unis, Royaume-Uni, Australie, Nouvelle-Zélande, Canada.
  6. Le gouvernement de Boris Johnson qui devait entretenir un narratif cohérent lié à la distance prise avec l’Union européenne et présenter le concept de Global Britain comme une rupture, insistait moins sur l’ancrage, pourtant évident, du Royaume-Uni en Europe. 
  7. Le Groupe de Calais est un cadre de coopération autour de questions sécuritaires (dont les questions migratoires) entre la France, la Belgique, le Royaume-Uni, l’Allemagne et les Pays-Bas.
  8. Partenariat stratégique signé entre l’Australie, le Royaume-Uni et les Etats-Unis pour contrer la menace chinoise en Indopacifique.
  9. Le Royaume-Uni a signé, en mai 2022, des accords de défense avec la Suède et la Finlande ainsi qu’un nouveau partenariat stratégique avec la Norvège (incluant une intensification de la coopération dans les champs de la sécurité et de la défense). 
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