Sabotage de Nord Stream : qu’en disent les enquêtes près d’un an plus tard ?

Le 26 septembre 2022, les gazoducs #NordStream se retrouvaient brutalement au cœur de l’actualité internationale. #Sabotage russe, opération ukrainienne voire américaine : où en est l’enquête ? Retour sur l’une des plus grandes énigmes de la guerre d’#Ukraine . #Thread

Rappelons d’abord quelques éléments. Reliant la Russie à l’Allemagne sous la mer Baltique, NordStream est composé de 2 gazoducs de 1224km de long, avec une capacité de 55 milliards de m3 par an. En 2021, 40% des exportations de gaz russe vers l’UE y transitaient.

Ce système de gazoducs a été conçu en partie pour diversifier les voies d’exportation du gaz russe vers l’Europe, qui transitait jusqu’ici par les pays d’Europe orientale : ces derniers ont vite affiché leur crainte d’un renforcement du chantage énergétique russe.

En effet, selon certaines voix critiques en Europe orientale, la Russie disposait désormais de marges pour leur couper le gaz sans impacter l’Europe de l’Ouest ; le rapprochement supplémentaire entre Moscou et Berlin autour de NordStream a également suscité des craintes.

L’idée répandue en Allemagne que l’interdépendance énergétique avec la Russie favoriserait la sécurité de l’Europe a vite été qualifiée de naïve dans les pays autrefois sous domination russe puis soviétique, ainsi qu’aux Etats-Unis.

Pire, les dirigeants allemands ont été accusés de faire le jeu du Kremlin en accroissant leur dépendance au gaz russe ; les liens de l’ancien chancelier Gerhard Schröder, promoteur de NordStream, avec l’industrie gazière russe ont renforcé ces critiques.

NordStream 1 est mis en service en 2012. En revanche, NordStream 2, terminé en 2021, n’ouvrira jamais suite à la suspension du projet par l’Allemagne, en réaction à la reconnaissance des républiques autoproclamées du Donbass par la Russie, le 21 février 2022.

Plus encore que NordStream 1, NordStream 2 a été sévèrement critiqué car ce projet avait été mené jusqu’au bout malgré les agressions russes contre la Géorgie en 2008, et surtout contre l’Ukraine à partir de 2014-2015, et risquait de renforcer la dépendance à Moscou.

Depuis le début de la guerre d’Ukraine, ces infrastructures ont été la cible de menaces : de sanctions du côté de l’UE et des USA, et d’arrêts d’exportation côté russe. Des opérations de maintenance l’ont également maintenu à l’arrêt quelques temps, en juillet 2022.

Début juin 2022, l’Allemagne achetait toujours 35% de son gaz en Russie, contre 55% avant la guerre ; 40% de cette quantité étant ensuite exportée chez ses voisins. NordStream était donc un point vital pour l’économie et l’approvisionnement énergétique européen avant le sabotage.

Le 26 septembre 2022, 4 fuites de gaz sont détectées au sud-est et au nord-est de l’île danoise de Bornholm sur le dispositif NordStream. 3 explosions sont confirmées par les sismographes des pays voisins : les gazoducs ont été la cible d’une opération de sabotage sous-marine.

Les fuites ont relâché environ 70.000 tonnes de méthane, puissant gaz à effet de serre, selon une estimation de chercheurs français à partir d’observations atmosphériques. Un tronçon de plus de 50 mètres d’un des gazoducs a été détruit, le rendant inutilisable.

Les jours suivants le sabotage, une véritable guerre de l’information se met en place. Les médias et acteurs internationaux occidentaux soupçonnent en majorité la Russie d’être à l’origine du sabotage tandis que les Russes et leurs alliés désignent l’Ukraine, soutenue par les USA. 

La Russie est accusée dès l’annonce du sabotage. Couper ainsi la vente de gaz lui aurait permis d’affaiblir l’Europe juste avant l’hiver et de provoquer une hausse des prix du gaz et de l’électricité, particulièrement en Allemagne, sans s’exposer à des sanctions ou critiques.

L’Ukraine, dont la responsabilité semble de plus en plus pointée du doigt, aurait saboté les gazoducs avec plusieurs objectifs : affaiblir la Russie en réduisant significativement ses revenus liés à la vente de gaz en Europe, la discréditer en la faisant passer pour coupable afin d’accentuer le ressentiment de ses alliés envers Moscou.

Les Etats-Unis sont directement accusés par certains acteurs, principalement russes ou hors Europe. Ils auraient eu intérêt à couper cet approvisionnement de gaz pour affaiblir la Russie mais aussi pour favoriser la vente de gaz naturel liquéfié américain dans une Europe en pénurie.

Pour faire face à une montée des prix du gaz et de l’électricité, les Européens se sont tournés vers le GNL, produit massivement par les USA. Peu avant la guerre, Joe Biden avait affirmé qu’ils mettraient un terme au gazoduc si les Russes attaquaient l’Ukraine : https://www.youtube.com/watch?v=k93WTecbbks 

Des enquêtes sont immédiatement lancées par la Suède et le Danemark, les explosions ayant eu lieu dans leur Zone Economique Exclusive, ainsi que par l’Allemagne, pays destinataire de NordStream. La Russie soumet une demande d’enquête indépendante auprès de l’ONU le 17 février.

Cette résolution, demandant la création d’une commission d’enquête auprès du Conseil de Sécurité, intervient suite aux accusations du célèbre mais controversé journaliste Seymour Hersh désignant directement les Etats-Unis comme responsable. La résolution est rejetée en mars 2023.

Le 8 février, M. Hersh publiait, sur la plateforme Substack, une enquête (jugée peu crédible par la plupart des médias et experts) sur le sabotage. Selon lui, les explosifs auraient été posés en juin 2022 par des plongeurs américains durant les exercices de l’OTAN Baltops 22.

La Norvège aurait accepté de contribuer à l’opération. Le 26 septembre, sur ordre de l’administration du président américain Joe Biden, l’avion de reconnaissance Orion P8 de la marine norvégienne aurait largué une bouée sonar, activant les explosifs.

Les diverses enquêtes nationales ont progressivement amené à des pistes jugées plus sérieuses. Tout d’abord, la Suède a confirmé l’hypothèse d’un « grave sabotage » le 18 novembre 2022 après avoir trouvé des traces d’explosifs près des gazoducs endommagées.

L’enquête danoise semble, quant à elle, favoriser la piste russe. L’armée danoise dispose notamment de photographies du navire russe SS-750, incluant un sous-marin de poche, en mer Baltique, 4 jours avant le sabotage.

Enfin, selon les dernières informations révélées par le Spiegel le 26 août 2023, l’enquête allemande désigne l’Ukraine. Les enquêtes policières mènent vers un groupe de 6 personnes, avec de faux passeports, ayant loué un navire nommé Andromeda près de Rostock, le 6 septembre.

Des traces d’explosifs auraient été retrouvées dans le voilier et la location aurait été faite par une société polonaise, détenue en réalité par des Ukrainiens. La question reste de savoir si le sabotage a été effectué par les services secrets ukrainiens ou par un groupe isolé.

Le 6 juin 2023, le Washington Post a révélé qu’un projet ukrainien de sabotage était connu de la CIA avant les faits, dès le mois de juin 2022. Une agence de renseignement européenne aurait transmis l’information aux services américains. 

Les forces spéciales ukrainiennes sont ainsi pointées du doigt mais le gouvernement nie toute responsabilité. Washington refuse de répondre aux questions sur des potentielles tentatives américaines d’empêcher le sabotage. 

Les gazoducs NordStream sont aujourd’hui à l’arrêt, et les coupables restent inconnus malgré les avancées des diverses enquêtes. Le versement de réparations n’est pas d’actualité, et la Russie semble considérer le projet NordStream comme enterré.

Parmi les dernières enquêtes qui feront date : le livre de Marion Van Renterghem, Le piège Nord Stream. L’auteur souligne à quel point Moscou est le grand gagnant de cette affaire dans tous les scénarios.

Marion Van Renterghem souligne notamment qu’avant NordStream, 80% du gaz russe transitait par les gazoducs ukrainiens. Côté russe, NordStream aurait ainsi été pensé pour contourner le pays.

L’ouvrage rappelle que l’ancien patron de Naftogaz, la société nationale de gaz ukrainienne, avait prédit que quand NordStream 2 serait achevé, la Russie envahirait l’Ukraine !

L’agression russe de l’Ukraine est en effet advenue quelques semaines après l’achèvement des travaux ; quel que soit le lien entre NordStream 2 et l’invasion, celle-ci aura montré à quel point la dépendance au gaz russe aura constitué un piège pour l’Europe.

Si le mystère autour du sabotage de Nord Stream reste épais, cet épisode aura aussi montré la vulnérabilité des infrastructures stratégiques, même en temps de paix. Les armées françaises s’y préparent d’ailleurs, en développant des capacités d’action jusque dans les fonds marins !

Par Aurélien Duchêne et Arthur Benoît

Crédits photo : Wikimédia Commons

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